Les arts martiaux japonais et l’esprit français

Conférence à Misasa (Japon)

Je souhaite remercier les personnalités qui ont permis que cette rencontre ait lieu (énumération éventuelle des noms ou des titres des hommes politiques, des représentants de l’autorité, mairie, département etc.) Permettez-moi aussi de remercier Monsieur Takata de me donner ainsi la parole et de vous remercier pour votre présence et votre écoute.
Je veux brièvement dire quels sont les liens qui font que je me trouve aujourd’hui devant vous. Mon maitre d’aikido Kobayashi Hirokazu, disciple de Ueshiba Morihei, fondateur de l’aikido moderne, vivait généralement à Takarazuka. Il était né à Osaka. Mais il avait à Togo une maison qu’il affectionnait particulièrement et il y venait chaque fois que son travail lui laissait ce loisir. J’y suis personnellement venu très souvent avec lui, et mes premiers pas dans le Tottoriken remontent à 1980 où j’ai commencé avec Sensei qui était un adepte passionné des honsen à fréquenter les nombreux établissements de votre région, et en particulier ceux de Misasa.
J’ai eu ensuite le privilège de rencontrer feu Tanaka Shingai, grand maître de calligraphie et artiste internationalement reconnu. Il était né à Tottori. Ainsi mes liens avec votre région se sont encore renforcés. C’est Maître Tanaka qui m’a présenté à Monsieur Takata, lui exprimant mon désir de venir dans cette région où mon maître avait été heureux, en souvenir de lui. Je conclurai donc ce préliminaire en adressant une pensée pleine de gratitude pour cet homme, Tanaka Shingai, que j’ai eu l’immense honneur d’avoir pour ami. On ne dira jamais assez l’importance de son œuvre de diffusion de la culture japonaise dans le monde, en particulier en France où il résidait une partie de l’année. A Lyon, son autre ville, tout le monde culturel se souvient de lui avec une grande émotion.
Je conclurai aussi en vous remerciant vous, habitants de cette région, où, ces deux maîtres et moi-même avons pu partager tant de joie.

Introduction
Mon point de vue est celui d’un français qui a consacré sa vie aux budo et qui a reçu l’enseignement d’un maître japonais pendant vingt cinq ans. C’est donc sous son influence que s’est construit mon regard sur le monde et ma compréhension du budo. J’associe ces deux idées, regard sur le monde et compréhension du budo, car elles sont pour moi indissociables. Mon corps et ma conscience ont été pétris par le budo. Ma vie lui appartient depuis longtemps. Dans mon exposé, certaines analyses pourront vous paraître étranges car elles semblent répondre à une logique explicative propre aux français, un besoin de rationalité alors que les concepts exposés relèvent plutôt de la compréhension directe, de l’approche sensible. Je n’ignore pas ces dernières, ayant principalement reçu ces concepts de cette manière là, directe et intuitive. Mais n’est-ce pas le principe d’une conférence que de dire les choses. Je m’adresserai donc à vous comme un conférencier français, contrairement à ce que je fais quand j’enseigne l’aikido.
Kobayashi Sensei parlait peu, et quand il parlait, c’était souvent de manière métaphorique. Il n’hésitait pas à manier le paradoxe. Il serait probablement courroucé de m’entendre ainsi parler de son art, de lui et qui plus est de moi-même. En effet, pour vous permettre de comprendre le point de vue auquel je suis parvenu, je devrai parler de notre histoire commune, celle du maître et du disciple. J’espère, ce faisant, ne pas commettre une faute grave pour un budoka, le manque de modestie. Je vous parlerai aussi de vous, du Japon, votre pays et de la façon dont vous résonnez en moi. Je vous parlerai du budo et j’espère que vous n’entendrez aucune arrogance dans mon propos. J’essayerai de montrer certains aspects du parcours transculturel auquel les arts martiaux japonais convient les non-japonais. Vous l’avez compris, mon discours aura obligatoirement une teneur interculturelle. Mais avant d’entrer dans le sujet, je veux montrer à quel point la question proposée par Monsieur Takata est fondée.
Il se trouve en effet que le judo, l’aikido, le karatedo, le kendo, les arts martiaux japonais en général comptent plus d’adeptes en France que dans tout le reste de l’Europe. Ils ont en France un succès étonnant et semblent répondre à un besoin de notre peuple. Le judo est le deuxième sport le plus pratiqué chez nous après le football. Je m’interrogerai donc sur ce que les budo peuvent apporter aux français : à quel besoin répondent-ils ? Ajoutons à cela le fait que certains arts traditionnels comme l’ikebana, la calligraphie sont également extrêmement répandus (on ne compte pas une ville en France sans cours d’ikebana) et notre question s’élargit à : quelle est cette fascination que le Japon exerce sur la France ? Peut être pourrions nous trouver un début de réponse dans l’usage que font du Nôh, du Kabuki et du Buto les chorégraphes et les professeurs de théâtre pour renouveler leurs arts strictement occidentaux à l’origine. Il n’ait qu’à voir l’immense notoriété en France de Kazuo Ono, de Sankaijuku, de Carlota Ikeda et leur influence sur la création artistique, il n’ait qu’à observer l’importance qu’a eue Yoshyo Iida dans le travail de Peter Brook au théâtre des Bouffes du Nord à Paris. Il était l’acteur indispensable sur scène et en dehors. Cet aspect concernant les apports du Japon dans le monde de l’art dépasse largement le cadre de la France, mais celle-ci en a beaucoup profité.
Cette interrogation sur le Japon et l’esprit français ne fera pas l’objet d’un paragraphe ou d’une conclusion spécifique mais servira de charpente à mon exposé.
Permettez-moi à présent de commencer l’histoire de ma rencontre avec le Japon, le budo et mon maître Kobayashi Hirokazu.

Mon histoire de disciple
J’ai entendu l’appel du Japon alors que je n’étais qu’un enfant. Rien autour de moi ne me destinait à cela mais seul, je rêvais d’arts martiaux japonais et pratiquais les gestes que j’inventais, imaginant m’entraîner, me préparer à devenir ce que je croyais être ma destinée, professeur d’aikido. A ce moment là, je ne connaissais rien de l’aikido, si ce n’est le nom. Je n’avais jamais vu cette pratique ni même lu le moindre ouvrage qui en traite. Le mot aikido avait en moi une résonnance magique. Il m’évoquait tout un monde d’invincibilité, de pureté, de force exceptionnelle. Je n’étais encore que préadolescent quand je pus commencer la réalisation de mon rêve. J’appris par un camarade de classe qu’il existait un dojo où l’on pouvait étudier l’aikido, à quarante kilomètres de la maison de mes parents. Ce n’était pas sans poser de problèmes, en particulier à cause des trajets longs et couteux, mais ma détermination était telle que ces obstacles furent bientôt franchis. Je conçus, lors de mes premiers apprentissages avec un professeur français, ayant surtout pratiqué le judo et étant relativement peu expérimenté en aikido, que j’avais envie de discipline, que je désirais être mis à l‘épreuve, que j’avais besoin de prouver ma valeur.
Ce professeur avait une conception de la discipline très stricte. Il tenait son dojo d’une main de fer. Il me donna ce dont j’avais alors besoin et les bases nécessaires pour suivre la voie. Il me transmit les valeurs martiales et me prépara à ma rencontre avec Kobayashi Sensei.
Celle-ci eut lieu alors que, déçu par le milieu de l’aikido européen, je venais de prendre la décision d’arrêter la pratique de cet art. Je n’arrêtais effectivement qu’un seul jour, car, alors que je voulais communiquer ma décision à un professeur parisien bien connu, celui-ci m’indiqua la venue de Kobayashi Sensei, le lendemain dans un dojo tout proche. Je m’y rendis et là, je compris à la seconde où je vis Sensei qu’il était l’homme que je cherchais, mon maitre.
Dès le début du cours, il m’invita à faire l’uke de ses démonstrations, comme s’il me connaissait, comme si cela constituait une évidence pour lui. J’étais très étonné, très honoré et très en difficulté, tant son aikido différait de tout ce que j’avais vu jusque là. La souplesse extrême associée à la vitesse et une précision technique quasi chirurgicale me faisait voler à une hauteur et une distance jusqu’alors inconnues. J’avais le sentiment qu’un monde rêvé s‘ouvrait à moi. A la fin du cours, je demandais à lui parler et lui exposais, grâce à une interprète, mon désir de devenir son élève et la passion que je venais de concevoir pour son aikido. Il m’écouta et quand j’eus fini de parler, il eut une moue et un soupir semblant signifier l’indifférence, peut être même du dédain et s’en alla sans répondre.
J’en fus étonné, blessé, courroucé et désespéré. Je ne savais plus que penser ni que faire. J’appris qu’il repartait le lendemain pour le Japon. Cela m’affecta davantage. Je n’avais plus rien à faire à Paris. Je rentrai dans ma région et c’est au dojo où j’avais commencé à pratiquer que je retrouvai sa trace. On venait de proposer au professeur de mes débuts d’organiser un stage avec lui. Je n’en croyais pas mes oreilles. J’interprétai cela comme un signe positif et décidai que je serai présent partout où il irait en Europe. Commencèrent ainsi trois longues années pendant lesquelles je ne semblais exister pour lui qu’à l’intérieur des dojo. En effet, je tenais le rôle d’uke dans tous les cours, partout où il enseignait et il ne me disait pas un mot en dehors de la pratique. Le cours terminé, je redevenais l’homme invisible. Il commença à me parler lors d’un stage qu’il donnait dans la région niçoise. Il s’adressa à moi directement, en japonais, langue que je ne connaissais absolument pas à cette époque et refusa toute discussion par l’intermédiaire de l’interprète. Ainsi donc, nous pouvions nous trouver face à face, des heures durant, lui parlant et moi écoutant sans comprendre. L’année suivante, il vint sans interprète et me demanda de traduire les explications qu’il donnait en cours. La tâche était ardue mais, les bribes de japonais que j’avais mémorisées dans l’intervalle et le fait que je connaissais bien la situation et les techniques et que j’avais entendu l’interprète faire ces traductions bien souvent, me permirent de faire illusion. Peu à peu, tout cela me parut normal et les pratiquants européens prirent l’habitude de me considérer comme son interprète. Quand j’y songe aujourd’hui, je me demande combien de contresens, de traductions erronées j’ai du faire, mais lui ne semblait absolument pas s’en soucier. Le temps passa ainsi et je me mis à lui parler japonais, sans l’avoir étudié, comme un enfant commence à parler.
Je ne veux pas faire un récit des vingt cinq années de pratique avec Sensei. Ce serait trop long et probablement assez fastidieux. Je les résumerai simplement en disant que je me suis efforcé d’être présent partout où il donnait des cours, en Europe, au Japon et ailleurs. Ce fut une longue, lente et méthodique succession d’épreuves dont je puis dire aujourd’hui qu’elles me forgèrent un esprit volontaire là où il n’y avait que des doutes. Notre relation fut basée sur quelques principes de sa part et de la mienne. En particulier, une part de son enseignement pourrai se résumer à « être ensemble en silence ». Cette communication sensible, intuitive et télépathique induisait en moi la conscience d’être relié à lui spirituellement.
A cela s’ajoutaient quelques phrases qu’il répétait souvent à mon intention qui suffiront pour percevoir l’essentiel de cette relation :
« Sachez que je ne vous aiderai jamais. Aider, c’est affaiblir ! »
« Entre le maître et le disciple, il faut couper tous les liens. Si la relation persiste, c’est qu’elle est d’ordre spirituel. »
« Si quelque chose de votre vie ne vous convient pas, changez-le. Si vous ne pouvez le changer, changez-vous. »
« Le maître n’est ni un saint, ni un exemple, il est imprévisible. »
« Ce qui caractérise le budoka, c’est la cohérence absolue entre ses idées et ses actes. »
« Les paroles ne sont rien, seuls les actes comptent. »
« Je n’ai rien à enseigner, je ne peux que vous proposer des épreuves. »
« Le budo crée une limite précise entre le fantasme et la réalité. Celui qui l’emporte dans le combat, c’est celui qui voit le réel. »
Mais il disait aussi :
« L’homme est libre. Ce qui entrave sa liberté doit être tranché. »
« L’autre est parfait. »
« Celui qui attaque demande de l’aide. »
« Quand l‘attaquant (seme) touche le corps de l’attaqué (uke), son cœur change. (Il s’agit du cœur de l’attaquant) »
« Si une question vous est posée, c’est que vous détenez la réponse. »
« Il ne faut jamais retenir un élève qui veut partir. Aucune séparation ne doit vous affecter. »
« Il faut couper avec le passé. »
« Il existe deux manières de se rendre malade. Mochi koshi guro et toshi koshi guro. »
En ce qui me concerne, ma détermination s’exprima comme ceci :
« Tout ce qu’il dit est vrai. Si je ne comprends pas ce qu’il me dit, je fais passer son point de vue avant le mien. Si je ne suis pas d’accord avec ce qu’il dit, je fais taire mon opinion et adopte la sienne. Dans les deux cas, je cherche à comprendre, à trouver l’accord. »
« Il existe une règle qui prévaut sur toutes les autres : sa raison avant la mienne. »
Mais il ne prit jamais le pouvoir sur moi. Tout le travail entre nous fut basé sur des propositions, jamais de contraintes. Il disait à ce propos : « contraindre, c’est s’aliéner »
Avant de mourir, il me dit ces mots qui me laissèrent longtemps dans une grande perplexité : « Ce qui caractérise notre relation, c’est que vous n’avez jamais fait marche arrière ». J’éprouvais pourtant le sentiment d’avoir reculé souvent devant les épreuves qu’il m’avait proposées. Mais je réalisais soudain que j’avais souvent pensé à fuir et que j’étais resté malgré tout. La différence profonde entre penser et agir m’apparut alors avec une grande acuité. Ce fut probablement son dernier enseignement : « le disciple, c’est celui qui est capable de rester malgré tout ». Cela signifie en particulier, malgré sa pensée.
J’ai pu ainsi saisir l’importance de la fascination qu’exerçaient sur moi le budo et plus encore, le Japon. Le Japon représentait dans l’esprit populaire français l’archétype du raffinement et de l’engagement vrai. La figure du samurai était indissociablement marquée par l’esthétique comportementale induisant la noblesse, le courage, l’élévation d’un soi ordinaire à un soi transcendé.
Kobayashi Sensei répétait inlassablement : « Ethique donc esthétique donc efficace ». Il vivait selon une véritable morale esthétique qui faisait de notre quotidien une célébration de la vie. Il vivait avec le souvenir de la guerre et plaçait la mort dans tous les actes, tous les faits, toutes les idées et non pas comme la fin des actes, des faits ou des idées.
Il était déjà mort parce qu’il avait donné sa vie et il n’y avait aucune place pour une morbidité subie, involontaire ou inconsciente dans ce qui constituaient effectivement nos jours et non pas notre crépuscule.
Il était admiré pour sa puissance physique, pour la limpidité de son esprit et pour la lumière qui émanait de lui, précisément parce qu’il faisait face à sa mort. C’est ainsi donc que je compris que ce qui pouvait fasciner ce peuple de guerrier que nous sommes, nous les français, c’était cette faculté d’esthétiser la vie en y introduisant la mort comme outil de clarification de la conscience. Nos luttes intérieures stériles dont le but est le déni de la mort conduisent à une impasse conscientielle et philosophique engendrant de la violence pour ne pas s’abîmer dans des apories infinies nous laissant entrevoir notre disparition. Cette lutte intérieure acharnée à laquelle nous nous livrons pour maintenir notre croyance en une identité isolée, unique et apodictique nous impose un combat sans fin et par conséquent, éternellement promoteur de violence. Il y a probablement des raisons historiques à cela. En décapitant le roi de France, nous avons tué le père symbolique et sommes comme des orphelins qui ne savent pas de quelle source tirer leur force. Nous avons coupé notre propre racine.
L’esthétisation de la vie par la mort nous fait entrer dans la non-violence car elle requiert la modération de soi. Aux prétentions infinies de l’ego, aux sentiments de toute puissance s’oppose notre finitude qui nous replace dans la réalité. Chaque fois que la vie relationnelle m’impose de m’exprimer, je pose moi-même des limites à mon être qui mettent en valeur la présence de l’autre. C’est le respect et l’expression de celui-ci dont, vous japonais êtes le vivant exemple.
La première fois que je m’inclinai devant son portrait placé au kamiza après son décès, je sus immédiatement ce que signifiait apparaître et disparaître. Son enseignement continuait donc après qu’il ait quitté cette vie. Cette distinction à laquelle il tenait tant entre « jisekai » et « arawareru sekai » prenait tout son sens. Il se plaisait à nous dire : « Vous n’avez jamais été aussi proche de votre mort ». « Pour devenir soi-même, il faut apparaître de plus en plus, ce qui nous fait disparaître de plus en plus. Nous sommes apparaissant et disparaissant en même temps ». Il aimait prendre l’exemple de tout ce qui est composé de matière dense pour dire : « L’on croit que cela est vrai, mais rien de tout cela n’existera encore dans quelques siècles. Ce n’est pas le vrai monde. Le vrai monde est ce qui n’apparaît pas donc ne disparaitra jamais. » Mais pour accepter notre finitude et la partie de notre être non apparue, ne faut-il pas avoir une racine et le sentiment du passage des générations ? Pour renoncer à l’expression vaine de soi, ne faut-il pas se savoir avoir existé dans un autre, le père ou le maître ? Il me permit, me donna cela, le moyen d’exister au-delà.
Il me dit plusieurs fois : « Croyez vous que nous nous sommes rencontrés à Paris en 1973 ? Nous nous connaissions bien avant et c’est pourquoi je suis venu vous chercher ». Sa mort m’enseigna ce qu’est la filiation spirituelle. Elle me montra aussi mes liens indéfectibles avec le Japon. Sa disparition avaient fait de ma relation avec le Japon un des éléments les plus importants de ma vie. Ce lien m’était et reste vital.
Je voudrais résumer quelques idées avant de poursuivre. Mon maître et la relation que nous avons vécue ont répondu à mon désir de discipline, à mon désir d’être transformé, à mon aspiration à une culture de l’opposé, à mon aspiration à l’extrême.
Je ne me sentais pas complet par ma seule appartenance à ma famille. Il y avait une part de moi que je pressentais et qui ne pouvait pas exister dans mon milieu familial, ni dans nos traditions. Mon père, un homme fort, sage et socialement reconnu, ne me suffisait pas comme modèle. Maitre Kobayashi a été un père supplémentaire et a répondu toutes mes aspirations d’enfant. Il a permis à mes rêves les plus secrets de se réaliser.
Il a donné sens à mes questions. C’est cette relation qui m’a permis de comprendre ce qu’est la voie et ce qu’est la maitrise. Je veux donc vous parler des valeurs que j’ai reçues, que j’ai étalonnées en moi, celles que je protège, que je défends et diffuse partout dans le monde. Car en effet, je me rends dans tous les pays d’Europe mais aussi en Afrique, en Inde, en Indonésie pour parler de votre culture, de l’amour que j’ai pour vous, peuple japonais, de la grandeur de l’âme japonaise. Ma position intellectuelle correspond à l’éthique de ma voie. Elle est dialectique et présente avant tout comme argument la nécessité du budo comme gardien d’une réalité nous protégeant des abus dus à la croyance inconsciente en la toute puissance qui affecte l’homme moderne occidental. En effet, son désir d’immortalité est contrecarré par l’évidence de la mortalité que véhiculent les budo. Cette nécessité martiale ne va pas sans l’investissement dans une éthique fondamentalement non-violente. Ces valeurs sont universelles et touchent toutes les cultures car elles portent sur ce point très sensible dans le monde entier, la violence.
Que j’enseigne à Delhi, à Stockholm, à Catania, à Ouagadougou, Tamanrasset, Paris ou Saint Petersburg, les problèmes soulevés par les hommes sont les mêmes : les violences qui leur sont faites, volontairement ou involontairement et les violences qu’ils ne peuvent s’empêcher de faire aux autres, ce que je résume en une question : Quel est ce mal que nous nous faisons ? Je le répète : mes réponses se trouvent dans ses valeurs que le Japon a su élaboré au fil du temps à travers le budo. Bien sûr, je connais les craintes que les arts martiaux peuvent provoquer, avec le spectre de la deuxième guerre mondiale mais, l’amalgame historique entre militarisme et budo ne résiste pas à un examen sérieux. Les budo sont nés sous l’influence du bouddhisme, religion prônant la paix comme mode de vie, rejetant toute violence. Les conversations entre Takuan, Yagyu Munenori et Tokugawa Iemitsu ne sont pas anecdotiques. Elles laissent entrevoir une évolution du bujutsu vers le budo et les grands fondateurs de la fin du 19éme siècle comme par exemple Kano Jigoro, Funakoshi Gishin qui avaient déclaré les buts éducatifs de leurs arts recueillaient en fait les fruits d’une longue maturation. Ueshiba Morihei se fit le champion de la non violence, surtout vers la fin de sa vie et ses idées influencèrent d’autres grands budoka, précisément parce qu’elles existaient déjà en eux. Je veux en venir à ce point : toute réflexion sérieuse sur la violence n’excluant pas a priori la martialité ne peut conduire à un autre point de vue que le bien fondé de la non-violence. Inversement, l’évacuation de la dimension martiale d’une société ne peut conduire qu’à la perte du principe de réalité, aux sentiments de toute puissance et donc à l’obligation du développement de la violence.
Il y a donc deux questions qui se profilent derrière ces affirmations et que je vais traiter. La première peut sembler abrupte mais je pense qu’il faut la poser : A quoi sert la violence ?
La seconde en découle simplement : comment y remédier ?
Cependant, avant d’entrer dans cette argumentation, je veux en finir avec le fanatisme et le militarisme qui peuvent constituer un obstacle à notre réflexion quant à cette dimension humaniste que véhicule le budo et dont le monde a besoin.

Militarisme et budo :
Le militarisme dépersonnalise les conflits quand le budo met en exergue ses causes profondes. Le militarisme déresponsabilise le soldat quand le budo responsabilise le budoka.
Le militarisme réduit la dimension personnelle à presque rien alors que le budo développe l’être individuel.
Le militarisme fait taire les consciences alors que le budo les éveille.
Le militarisme contraint, interdit, oblige alors que le budo respecte, propose et libère. Le budo incite à l’engagement personnel en toute conscience.
Le militarisme conduit à faire peu de cas de la vie humaine et sacrifie facilement les combattants des deux camps. Le budo est au service de la vie humaine, celle des hommes de tout bord.
Le militarisme ne peut voir l’ennemi ailleurs qu’en face de soi. Le budo montre qu’il peut être en soi, et que le véritable ennemi est ce qui fait que nous nous opposons.
Le fanatisme fait de toute altérité un ennemi. Le budoka n’est jamais fanatique car il sait que toute vérité n’est qu’un point de vue sur le monde et qu’il vit aussi en l’autre.
Le fanatisme interdit tout discernement, comme le militarisme interdit tout esprit critique alors que le budo se fonde sur cela.
Le fanatisme prétend à une victoire sur l’autre, en employant n’importe quels moyens. Le budo tend vers une victoire sur soi, en définissant ses moyens à partir d’une éthique fondée sur le respect de l’autre.
Je pourrais continuer ainsi pendant des heures. L’amalgame entre militarisme fanatique et budo avait peut être des fondements sociologiques et historiques. Il exprimait peut être les réminiscences d’une société de caste, ces derniers soubresauts. Mais, quel pays n’a pas été l’otage de son histoire ? Tous les peuples ont connu cela et je commence par balayer devant ma porte : On parle beaucoup de la révolution française mais assez peu de la terreur, de la restauration, de l’agression du monde entier ou presque par Bonaparte. On cite facilement les hauts faits de la résistance française lors de la seconde guerre mondiale mais assez peu, les exploits douteux de la collaboration. Il n’y a jamais eu autant de résistants qu’après la libération. La guerre est l’expression d’une violence groupale. Elle produit le pire, sollicite en l’homme le pire, se fonde et se développe par et pour le pire. La guerre, c’est la sublimation du mal dans n’importe quelles conditions. C’est pourquoi, je dois à présent en revenir à ma question :

A quoi sert la violence ?
La violence est la culture la mieux partagée par l’humanité, celle qui appartient à tous et dans laquelle chacun trouve une partie de son identité. Quand on ne se perçoit plus individuellement, on a recours à la violence pour recréer le lien avec soi. Quand on ne se perçoit plus collectivement, on a recours à la violence pour recréer le lien avec l’autre. Ce sont ces réflexes qui légitiment les violences défensives et la violence institutionnelle.
La violence est le seul lien qui maintienne la cohésion du monde quand il n’y a pas de conscience du lien. Elle répond à une obligation de loyauté qui naît de notre appartenance consciente ou inconsciente à l’humanité et à la nature et au fait qu’une part de notre identité se fonde dans le groupe humain et son histoire.
Demander à quoi sert la violence, c’est comprendre que la vie s’exprime sur le mode du conflit. C’est accepter de voir qu’elle se produit toujours quand les forces conflictuelles en présence se déséquilibrent et ne peuvent plus assurer la cohésion des entités concernées. C’est accepter l’idée que notre histoire n’est pas glorieuse et observer nos carences éthiques au cours de celle-ci. C’est ne pas en faire le déni et dès lors, si nous réprouvons vraiment la violence, devenir responsable et tout mettre en œuvre pour trouver d’autres solutions.
Ce sont souvent des violences justifiées et valorisées a posteriori qui imposent une interprétation de l’histoire et du monde dans laquelle l’individu se reconnaît et se trouve forcé d’intégrer la violence comme une part normale de lui-même.
Les budo et l’aikido en particulier refusent cela car ils se fondent sur une dimension humaine incluant le conflit comme créateur. Or, précisément, c’est la conscience de notre mortalité qui pose des limites à nos êtres, celles-là même qui maintiennent en équilibre les forces conflictuelles desquelles notre vie dépend. Le rituel martial est propice à l’intégration de notre finitude, à sa symbolisation. Deux aspects du budo favorisent cette symbolisation de la violence.
D‘une part, les gestes répétés d’attaque, de combat et de mise à mort symbolique sont un véritable rituel permettant l’intégration de la violence et de la mortalité de l’être.
D’autre part, le budo produit des règles qui permettent la triangulation des adversaires avec un ennemi commun, une sorte d’altérité ennemie qui supporte la partie noire des protagonistes.

Que nous propose l’aikido ?
L’aikido n’est pas un moyen de contraindre l’autre gentiment, grâce à une supériorité technique ou de conscience. Je crois que si cela était, l’aikido ne serait qu’un moyen de guerre sophistiqué. En aikido, il n’est pas question de défense. Il y a lieu de chercher ailleurs, dans une dimension intérieure, conscientielle et par conséquent symbolique, sa dimension pacifique. Dit autrement, il ne s’agit pas de contenir la violence de l’autre mais bien de se poser la question de la sienne.
Je dois d’abord revenir sur la façon même dont l’aikido se dit. Il n’est en effet pas simple d’assumer l’importante contradiction exprimée dans « art martial non violent ». J’aime à en débattre car l’énoncé même contient une dimension dialectique passionnante. Il pose la question de la guerre et de la paix dans un cadre de référence qui n’est pas le face à face d’idées diamétralement opposées auquel notre culture nous a assujettis, celui-là même qui conduit certains à la vision réductrice attaque défense avec l’a priori de la légitimité de la défense. Au contraire, cet art de guerre pacifique porte son propre paradigme qui interdit toute vision simpliste et oblige tout un chacun à se confronter à ses propres contradictions, en particulier à constater son errance entre son désir de paix, de lien, d’empathie, et la spontanéité de sa violence et de ses besoins d’exercer du pouvoir sur l’autre. L’idée d’associer martialité et non violence n’est pas nouvelle.
« Déjà, dans l’ère de Kamakura, on vénérait le Maître Masamune, artiste réputé dans la fabrication des épées. Son disciple, Muramasa fabriquait lui aussi des épées au tranchant incomparable. On les reconnaissait en les plantant dans un cours d’eau. Le fil en était tel que les feuilles mortes se coupaient d’elles-mêmes en le heurtant. Mais il ne put jamais imiter son maître, Masamune. Les lames de Masamune étaient forgées de telle façon que, placées dans le même courant, les feuilles ne heurtaient pas la lame, pourtant finement tranchante, mais se détournaient d’elles en l’approchant. La lame de Masamune, symbole de la pureté, de la droiture, de la loyauté et de la décision, était aussi conçue pour la paix et la non-violence ! »

Qui mieux que ceux qui tenaient les armes tous les jours de leur vie auraient été à même de penser la paix ? Quand O Sensei disait « le conflit est créateur », il réglait cette apparente contradiction. Art martial pour traduire simplement budo signifie que nous nous référons à un principe guerrier. Nous intégrons le fait qu’il existe une dimension conflictuelle qui risque de déboucher sur de la violence et nous appliquons dans ce contexte des principes guerriers qui sont tout simplement l’expression du principe de réalité. Nous ne dénions pas la violence, nous ne tendons pas l’autre joue, nous ne restons pas dans la passivité devant elle. Nous appliquons un processus technique qui répond de manière effective à la situation de violence. Non violent introduit une dimension éthique indissociable de ce qu’est l’aikido. Celui qui renonce à cette éthique renonce en même temps à l’aikido. Ainsi, l’énoncé art martial non violent est l’affirmation d’un principe selon lequel il n’y a pas d’incompatibilité entre la martialité d’un côté et la non violence de l’autre, et que c’est par la dimension éthique que l’on parvient à résoudre cette apparente contradiction.

Il existe une attitude intérieure fondée sur une éthique qui peut faire naître une véritable culture non violente et cela implique ce que je nomme une culture de l’autre.
O Sensei en a eu la vision. Il a donné à l’aikido la dimension d’une culture universelle et pour ce faire, il s’est appuyé sur le corps. L’intercorporalité est obligatoirement interculturelle. En rapprochant la culture de l’humain de sa dimension corporelle, il diminue l’influence de l’histoire violente sur les interactions entre les hommes. En augmentant la dimension naturelle, il se situe dans un champ conceptuel et émotionnel de la chair, et la chair palpite à l’unisson et ne produit pas de rupture. Mais avant cela, avançons encore sur l’aspect théorique : Tout d’abord, prenez acte de ce que la conscience psychique n’est pas la totalité consciente. Je veux insister en particulier sur la conscience de soi qui dépend de multiples facteurs dont le corps est un vecteur essentiel qui vient s’objectiver dans la conscience psychique mais ne s’y fonde pas. Ma conscience psychique interprète ma conscience profonde, au sens ou un acteur interprète un rôle en fonction de la perception qu’il en a et qui dépend de sa lecture et des didascalies du metteur en scène, en l’occurrence, dans le cas qui nous occupe, le groupe. Attendu que la conscience psychique est fondée sur une culture du déni du sujet en soi, ce qui implique la nécessité de se représenter, l’autre étant le moyen de cette représentation, le fonctionnement normal de ladite conscience conduit systématiquement au déni de l’autre. C’est exactement ce que le sujet en quête de soi vit intérieurement si l’altérité n’est pas intégrée comme une part de soi. Le partage nécessaire entre empathie et défense des frontières identitaires implique l’existence et la reconnaissance d’un être en soi qui n’est pas menacé par l’autre. Dans un tel contexte, toute relation est conflictuelle puisque l’objectif de chacun des partenaires est de se trouver dans la relation, ce qui est apodictiquement contradictoire.
Mais, il découle que la problématique de la violence pourrait être résolue par l’expérience de l’identité dans la relation, c’est à dire la conscience d’être en soi dans l’altérité, ce qui se résume en disant : l’unité, c’est la conscience de la division.
Mais avant d’avancer sur ce sujet, ne devons nous pas tenter de résoudre un problème complexe qui est celui de l’existence de l’identité ?
Le concept d’identité est abusif puisqu’il ne recouvre aucune réalité : identique à soi-même qu’est-ce que cela peut signifier quand ce soi n’est pas perceptible en soi ?
Qu’est-ce que cela peut encore signifier quand ce soi n’est pas non plus perceptible hors de soi ?
L’identité n’apparaît que dans le fait que ces deux cadres de référence, ce qui est interne et ce qui est externe, s’interpénètrent, ce qui les dénie en tant que ce qu’ils sont supposés être. L’identité ne peut être que dans cette interruption des paradigmes. J’emploie interruption plutôt qu’intersection car j’entends dire irruption d’un cadre dans l’autre et donc, rupture du cadre. L’identité est une fracture dans le système conscientiel, un trou noir de la conscience. Le principe même de la conscience est le conflit entre relation et identité. La conscience n’est véritablement que ce qu’elle intègre. Elle n’est rien d’autre et ne peut donc intégrer ce qu’elle est qu’au travers de la perception de soi dans une non-représentation que l’on nomme identité. Or cette identité n’est perceptible que dans une relation entre ladite conscience et une autre. C’est dire que la conscience se crée sur un conflit qui répète le conflit universel de l’essence et de la phénoménalité. Elle est un objet de la phénoménalité ayant pour fonction d’exprimer le sujet, donc l’essence, sans le représenter en soi, mais au travers d’objets qu’elle doit considérer comme altérité alors qu’ils ne peuvent être que des parties de soi. Toute la problématique de l’identité humaine se trouve enfermée dans cette dualité de la conscience, qui doit dénier le sujet en soi inconsciemment, pour se développer en l’objectivant, et qui ne se sait exister que dans l’expression du sujet à soi-même. C’est pourquoi tout déni d’identité implicite est cause de conflit inconscient et de violence refoulée, alors que tout déni explicite du sujet déclenche la violence. Nous pouvons alors comprendre pourquoi l’identité doit intégrer la dualité de la conscience elle-même, et se situer ainsi, non pas dans l’espace d’objectivation de l’être par soi-même, le psychisme, mais dans l’espace d’élaboration de l’être, c’est à dire le corps. C’est dans une interaction consciente entre corps et psychisme que se crée la nécessaire relation entre l’être en soi et l’être existant, l’être manifesté.
C’est une démarche essentielle parce que l’individu ainsi initié n’a pas à chercher son identité dans l’autre individu car il la trouve dans son rapport à une altérité interne : l’identité devient une structure complexe, fondée sur un multiple qui se pense lui-même au travers d’une dialectique interne de la conscience de soi au lieu de se chercher dans l’autre. Ainsi, les liens à la culture groupale n’ont plus nécessité d’être les constituants essentiels de l’identité. La culture, quand elle est intégrée, dit le sujet en soi au lieu que celui-ci envahisse l’espace relationnel pour s’y chercher.
L’identité serait-elle donc cette capacité à être sujet en tout ? Répondons à cette question fondamentale pour mettre en évidence certains aspects démontrant que « l’être sujet » (entendez le au sens où l’on entend « l’agir, le faire, le dire etc. ») est fondé sur un système dialectique. Je résume un peu.
Se percevoir c’est nécessairement être en interaction, en relation mais c’est aussi se percevoir comme sujet dans l’interaction. L’identité n’existe que dans la relation. L’identité qui nous sert à être dans le monde de représentation qui est propre à l’humain s’objective dans la conscience psychique. Je l’appelle donc identité psychique. L’identité psychique s’élabore dans une double interaction avec, d’une part, une conscience ontogénétique exprimée au groupe par un inconscient psychique et sa capacité d’interagir avec le monde, que ce soit le monde interne ou l’altérité, d’une manière qui échappe à la conscience psychique et, d’autre part, la relation entre la totalité consciente individuelle et l’altérité groupale consciente et inconsciente. La relation à l’autre a pour objet le repérage de soi tant que l’interaction interne, conscience psychique conscience profonde n’est pas effective. C’est à dire que toute relation qui ne permet pas cette reconnaissance de soi comme sujet est vécue comme une mise en danger, une menace de mort. Etre, c’est être en relation. Alors, répétons le : toute relation ayant pour objet de prouver sa propre identité est conflictuelle puisqu’elle doit forcément aboutir au déni d’un des sujets impliqués. Une relation non conflictuelle est le moyen de la perception du sujet en soi à travers son changement. Or, le changement, c’est précisément ce dont une conscience est le moins capable. Elle n’est, je l’ai déjà dit plus haut, que ce qu’elle contient. Si elle connaît son évolution possible, elle l’est déjà. Si elle ne la connaît pas elle est incapable d’y accéder par elle-même.
Accéder à soi passe nécessairement par l’autre. L’autre est à la fois médiateur et acteur de mon renouveau qui est le moyen de me percevoir. Rien n’est perçu hors de la différence, et ma différence, c’est l’altérité. L’autre m’est un moyen d’aller vers l’inconnu. L’autre nous est aussi nécessaire que l’air que nous respirons. Alors, culture de l’autre, cela signifie bien cultiver l’autre en soi, cultiver de la différence intérieure. Nous voyons donc déjà à quel point il est indispensable de fonder son identité dans une éthique relationnelle plutôt que dans une appartenance à un groupe. O Sensei l’a dit en parlant d’amour universel. La rectitude, le code moral des samurai tentait de le dire aussi.

Quels peuvent donc être les fondements de l’éthique d’un aikidoka ?
Je l’ai dit en préambule, la non-violence est la clef de voûte de l’éthique de l’aikido. Elle est l’expression du respect de l’altérité sous toutes ses formes : individu, culture, nature. L’autre est placé au cœur de la relation, le mode d’action de l’aikido est par essence altruiste. Il est fondé sur deux valeurs, rectitude et générosité.
Cette façon de faire passer l’autre avant soi implique que l’aikidoka ne doute pas de son identité.
Il n’existe pas de raison individuelle à la violence car nul ne vit et ne peut agir isolément. La responsabilité de l’agression appartient aux deux parties, le conflit est un partage. L’agression est une demande d’aide. Le conflit montre à ceux qu’il réunit ce qu’ils peuvent être ensemble, c’est à dire qu’il apporte des réponses aux questions de frontières entre les êtres et les objective en créant des liens. Toute relation se situe entre lien et rupture. L’attaque rétablit le lien, le conflit l’exprime.
Le fait d’être attaqué ne légitime pas le fait de répondre par la violence.
Il ne faut jamais se défendre. Il faut être acteur de la relation conflictuelle et pour aider l’agresseur, répondre à sa demande en appliquant le principe suivant : aucune passivité, ni domination, ni soumission, ni compromis.
La gestuelle et la posture doivent rendre compte de l’éthique.
Elles sont fondées sur la rectitude, l’ouverture du corps, la souplesse, l’attention apportée aux contacts physiques et à l’occupation du champ spatio-temporel.
Elles créent une esthétique qui exprime en même temps l’unité et la différence, et qui met en évidence ce qui se produit entre les protagonistes et non ce qui est produit par l’un ou l’autre.
La relation martiale bienveillante est un élément de cohésion universelle et le produit du conflit.
Le rituel de mise à mort qui est la finalité de la gestuelle martiale est remplacé, dans l’aikido, par un rituel que l’on peut définir par « donner la vie ».
La connaissance de l’anatomie, de la physiologie et de l’énergie a permis de transformer les points mortels en points vitaux, les gestes destructifs en gestes thérapeutiques, les actes défensifs en acte d’amour. Il n’y a pas de vaincu mais deux vainqueurs.
Ainsi donc, ce qui autorise l’action de l’aikidoka, c’est que son geste est éthique parce qu’il a placé cette dimension dans son corps même. Toute geste d’aikido est un rituel de co-création. Il permet la symbolisation de l’altérité au sens le plus large. La conscience psychique veille à la tenue du cadre éthique et la conscience corporelle à la tenue du cadre martial, et inversement. Ainsi, elles veillent l’une sur l’autre et ne sont nullement menacées de disparition par l’attaque. Elles peuvent donc développer un espace compassionnel qui n’est pas théorique ou idéologique mais qui est la substance même de la spatiotemporalité dans laquelle l’acte d’aikido a lieu. L’espace temps de l’aikido est construit par les symboles eux-mêmes et le cadre martial non-violent est assumé par les deux structures conscientielles tour à tour, selon le niveau de développement du geste. Le degré d’implication est fonction de la distance entre les corps et de l’intensité du ki no musubi.
L’aikido peut prévenir efficacement la violence parce que, dans son corps à corps, il transmet directement des valeurs. La plus grande violence que l’on puisse faire à quelqu’un, c’est de ne pas l’éduquer. Eduquer consiste à transmettre de l’identité. Nous avons vu à quel point la problématique identitaire est cruciale pour le maintien de l’équilibre des individus comme des groupes. En allant éduquer dans le corps, dans l’espace le plus naturel donc le plus réactif, l’aikido transmet des valeurs qui ont une portée universelle parce qu’elles s’affranchissent des violences de l’histoire culturelles des peuples. Ainsi, les obligations de loyauté aux groupes qui créent la nécessaire répétition de la violence sont supplantées par une obligation de loyauté au monde. Blesser l’autre, quel qu’il soit, c’est se blesser soi même, c’est blesser le monde. L’aikidoka puise dans ce lien à l’unité universelle une force spirituelle au sens strict qui lui permet de prendre son adversaire dans son cœur, tel que le préconisait notre fondateur O Sensei. Le « ai » de aikido a un sens profond. Abolir la violence, c’est protéger mon adversaire de ce qui est le plus dangereux pour lui, c’est à dire moi.

Le Japon traditionnel et le japon moderne
J’entends souvent opposer deux aspects du Japon, la tradition et la modernité. C’est le fait de japonais mais aussi d’occidentaux. Derrière cette division entre traditionnel et moderne, j’entends l’implicite : « Avant et après la deuxième guerre mondiale ». Je ne crois pas que celle-ci ait été un tournant si important. Je ne crois pas à la force, à la violence et je ne leur prête aucune vertu. La violence ne produit rien d’autre que la violence, et jamais la conscience. Si le japon moderne est pacifique, c’est qu’il a su puiser dans son passé les moyens de son évolution. Le Japon traditionnel avait posé les questions auxquelles le Japon moderne répond. Je trouve dans le Japon moderne plus de respect mutuel, plus de politesse, plus d‘attention aux autres et de noblesse d’esprit que dans n’importe quel autre pays du monde. Le Japon moderne a su garder les valeurs les plus grandes, les plus nobles, l’âme japonaise, celle là même qui l’a fait vivre durant des siècles. Si le peuple japonais est si résolument tourné vers la paix, c’est parce que cette question a été posée depuis bien longtemps dans sa dimension intérieure, dans sa dimension spirituelle. L’harmonie, la rencontre, l’union, l’amour entre les êtres sont indispensables à la paix intérieure, car sans cela, l’individu est une illusion. Il n’existe aucune identité isolée. Être humain, c’est se doter d’une éthique profonde, solide, durable qui définit :
Comment être avec soi ? Comment être avec les autres ? Comment être au regard du monde ?
Nous ne sommes que lorsque nous nous relions. Les japonais savent particulièrement bien se relier. De l’extérieur, avec un point de vue occidental, certains raillent la discipline japonaise, mais ils ignorent que la discipline répond à comment être avec soi, d’autres peuvent trouver que l’étiquette est trop forte, qu’elle contraint trop les individus mais ils ignorent que l’étiquette répond à ce « comment être avec les autres ». Certains discutent du bien fondé de toute hiérarchie mais ils ignorent que sans elle, aucune harmonie n’est possible. Enfin, d’aucuns pourraient s’étonner de la présence quasi animiste de la religion dans la vie japonaise et du syncrétisme religieux qui a cours. Mais ils ignorent que les rituels nous unissent au monde. Ils ignorent que ce qu’ils critiquent est ce qui leur manque pour vivre en paix.
Hiérarchie, discipline, étiquette, rituel appartiennent au budo depuis l’origine de ceux-ci. Ils unissent le Japon traditionnel au Japon moderne.
La seule idée de valeur implique l’intégration d’une hiérarchie.
La discipline répond au besoin qu’a la conscience de se contenir sans quoi l’identité est diffuse, fractionnée, incertaine. C’est le premier pas vers la non-violence qui consiste à poser des limites à ses actes.
L’étiquette fait trianguler les forces conflictuelles inhérentes à toutes relations. C’est le second pas vers la non-violence.
Le rituel permet de symboliser l’autre en soi, c’est-à-dire de donner une place à l’altérité en soi sans se sentir divisé ou menacé de division. Cela élimine toute cause de violence.
Grace à ces trois modes d‘observation de soi et d’auto éducation, l’homme n’éprouve plus de doute quant à soi, sa réalité, sa substance, ses appartenances.
Ses loyautés diverses, souvent inconscientes, ne sont plus contradictoires. Il n’est plus face à des obligations incompatibles. Il n’est donc plus enclin à la violence.
Quand certains disent que la société japonaise est restée martiale, ils ont raison et c’est un bien. C’est en cela que le Japon peut apporter les bienfaits de son expérience spirituelle collective au monde entier qui en a bien besoin.
Pour conclure, je vais m’autoriser à donner un point de vue personnel sur une histoire qui vous appartient et qui a une importance symbolique très grande, celle des 47 ronin.
Les 47 ronin appartiennent aux clans et sont reliés à celui-ci au point que l’affront et l’injustice commise contre le prince Asano Naganori les affectent tous.
La fonction symbolique de représentation du groupe qui échoit au prince pourrait expliquer que chacun se sente touché personnellement. Cela suffirait à en faire des héros et ce serait une vengeance comme une autre, une guerre à petite échelle. Mais, lorsque le stratagème de l’abjuration est organisé par Kuranosuke Oishi, chacun croit à une trahison de leurs chefs et de ses conjurés mais, chacun persiste isolément dans son engagement. Aucun ne renonce, bien qu’ils croient tous au renoncement de tous les autres. Bien que chacun pense être seul à agir de la sorte, il se relie au clan dans un geste tout à fait individuel. Le serment initial est une façon de revendiquer l’appartenance au clan et donc la part d’identité qui va avec. Que chacun renouvelle son serment au prix de sa vie, la mort étant la seule perspective possible dans ce cas, se reliant ainsi volontairement signifie bien autre chose. C’est un lien créé par le sujet lui-même dont la dimension spirituelle est indiscutable car il implique que dès lors, ledit sujet produise lui-même son identité. Le clan était composé d’hommes, à présent chaque homme est individuellement le clan. D’où l’importance symbolique de Terasaka Kichiemon. Il survit parce que ce qui est signifié, c’est l’importance de l’unicité dans la dimension spirituelle qu’implique l‘identité. C’est cela qui fait de cette histoire un fondement exceptionnel pour réfléchir à la question de la loyauté et de la spiritualité.
La loyauté, tant qu’elle est inconsciente est obligatoire. Elle produit de l’attachement et donc de la souffrance. Quand elle est intégrée, symbolisée, elle libère et donne à l’homme sa vraie dimension spirituelle.
Les arts martiaux ne développent pas la rivalité, la compétition, l’opposition entre les hommes. Au contraire, ils créent les liens nécessaires pour que chacun puisse prendre l’autre en soi, pour que notre monde devienne vraiment une fraternité. Le peuple japonais est devenu un peuple de guerriers pacifiques.
Le plus bel exemple de guerrier pacifique que j’ai vu, à part Kobayashi Sensei, c’était mon très cher et regretté ami, Maitre Tanaka. Il était tout aussi passionné d’aikiken que de calligraphie. Il ne manquait jamais un de mes cours quand il était chez nous. Il me questionnait constamment sur la stratégie, la tactique, la technique. Il approchait toute personne en montrant un très grand respect, avait une compassion immense, et s’exprimait toujours avec modération. Il n’y avait plus d’ego dans cet homme, que de l’amour pour les autres. Il m’a impressionné, je souhaite que son sens de l’autre me pénètre. Il avait compris et transmettait avec patience et justesse. Qu’ainsi un homme puisse inspirer un autre homme, c’est une merveille. Ce que j’ai reçu de Tanaka Sensei et de Kobayashi Sensei, bien que nos histoires soient très différentes, me confirme dans ma volonté de transmettre au monde ce que le Japon a dit à travers son histoire et que le budo véhicule si bien. Qu’un peuple puisse en inspirer de nombreux autres et transmettre son expérience spirituelle est une réalité à laquelle nous sommes conviés, vous japonais et nous, français.
J’ai fait un rêve merveilleux, j’ai rêvé que la Loire, le fleuve au bord duquel je suis né coulait dans la Yodogawa. Maître Kobayashi m’avait dit désirer mourir en France, Maître Tanaka a demandé que ces cendres soient dispersées dans la Kamogawa et dans la Saône.
Je dois à ces deux maîtres d’avoir mis en moi une partie d’eux et ce faisant, un bout de cette âme japonaise grâce à laquelle j’ai pu atteindre mon esprit, être loyal aux miens et me lier à vous au point de me sentir des vôtres.
Quand, peu avant sa mort, je questionnais Kobayashi Sensei sur l’avenir en son absence et que je lui exprimais mes doutes sur mes capacités à continuer son œuvre, il me répondit simplement : « Ne vous inquiétez pas. J’ai mis en vous tout ce dont vous aurez besoin ». Aujourd’hui, parce que je suis là à vous parler, je comprends à quel point il avait raison cette fois là aussi. Avec ce qu’il a mit en moi, j’ai construit mon amour du Japon et mon amour du monde.

Retour en haut