Pour Huet sensei.
Le dernier livre de Cognard Hanshi apparaîtra sans doute quelque peu hermétique à ceux qui ne pratiquent pas les arts martiaux et très ésotérique à ceux qui explorent une autre pratique martiale que la sienne. Pour celui, en revanche, qui s’ « informe » de l’enseignement de ce maître inclassable, l’Harmonie efficace relève tout autant du viatique indispensable que de la somme décisive.
La première condition pour comprendre ce livre court, mais d’une densité et d’une complexité redoutables, est sans doute de saisir son rapport à la vérité, puis le lien que ce rapport établit avec le lecteur. En tant que pratiquant d’un art, en l’occurrence martial, Cognard Hanshi est convaincu comme Kobayashi Sensei que « les preuves fatiguent la vérité »1 : « J’ai souvent souligné la manière qu’il avait d’enseigner, sans expliquer, sans justifier […]. Pour lui, il fallait prouver avec les armes et la mise en jeu du corps avant de dire quoi que ce soit » (p. 14). Dans la pratique martiale, ce n’est jamais le verbe qui est commencement, mais toujours le geste. Le vrai, c’est l’issue du combat : il surgit et se révèle dans l’action qui se suffit à elle-même. Tout discours est duplication fictionnelle, voire même, s’il se substitue au geste ou si la crédibilité du mouvement a besoin de la béquille de l’argument, mystificatrice : « Ma conviction est que dans le budo, tout ce qui est dit doit être vérifié par les armes » (p. 102). Mais alors pourquoi ne pas taire, ce qu’on ne saurait vraiment dire ?
Si Cognard Hanshi écrit un livre, c’est bien parce qu’il est convaincu qu’il existe une vérité et qu’il peut en révéler des aspects. Cependant, le dévoilement de cette vérité ne peut être univoque, car le réel est profus, foisonnant et pluridimensionnel : « il n’est en effet aucune vérité qui puisse provenir d’une seule voix » (p. 12). Un énoncé n’est valable que selon une certaine perspective, à un certain degré de profondeur : « Si vous regardez un objet, un fait, une idée situés dans une profondeur à partir d’une profondeur différente, tout ce que vous voyez est faux ». (p. 100). Plus la pratique s’intensifie − et partant devient vraie − plus elle atteint des degrés de profondeur où il est difficile d’en rendre compte par le langage. De surcroît, l’incommensurabilité du faire et du dire ne peut jamais être complètement surmontée, car la parole doit se faire d’autant plus prodigue que le geste est économe. Pour dire ce qui advient dans la technique, il faut donc davantage faire appel aux pouvoirs analogiques de la métaphore et du symbole qu’aux distinctions méticuleuses du raisonnement analytique : « Le langage universel s’inscrit dans tous les sujets vivant à la profondeur extrême sur laquelle se bâtit leur conscience. A cette profondeur, seul le symbole peut s’exprimer et être entendu. J’entends bien par symbole ce qui relie l’être à l’existence, l’âme à l’agir, l’être à sa manifestation. Ainsi tout l’aikido constitue à la fois un mode relationnel et un rituel permettant la symbolisation de toutes les relations et de tous les actes qu’elles suscitent comme essentiels, c’est-à-dire d’ordre spirituel » (p. 14).
Tout chercheur de vérité ou « ami de la sagesse » est confronté à un dilemme : d’un côté il veut rendre compte de la nature exacte des phénomènes sur lesquels il conduit son enquête ; de l’autre, il sait qu’une objectivité et une impartialité absolues sont impossibles. Le débordement du réel sur le discours interdit le dogmatisme et implique un ethos, une certaine disposition morale de celui qui profère le discours à l’endroit de celui à qui il l’adresse. Dans la pratique de l’aikido, la parole n’est édifiante qu’à condition de se soumettre à l’ordalie du geste efficace. Cette exigence est d’autant plus nécessaire que l’autorité dans le dojo − fondée sur la maîtrise technique et l’intelligence des principes− ne prend jamais la forme d’une domination exercée ou subie. Cognard Hanshi n’a de cesse d’insister sur ce point. Non seulement, l’aikidoka refuse le conformisme et le psittacisme : « La pensée toute faite, celle communément partagée ou celle colportée par les médias, ne doit pas être à l’origine de la pensée du budoka et de sa vision du monde » (p. 46), mais encore, il invite salutairement à proscrire toute forme de manichéisme a priori : « Un aikidoka se doit se remettre en question et d’évaluer tout ce qui peut influencer son comportement. En particulier, il doit s’interdire de penser toute chose en opposant des points de vue » (p. 46). L’objectif ultime de la pratique étant de rétablir une relation harmonieuse et féconde entre seme et shite, il n’y a pas, même dans la discussion, antagonisme, mais complémentarité des contraires. L’adversité des points de vue n’a pas à être opposée : elle doit être dialectiquement surmontée.
L’ethos de la vérité, qui est la transposition dans l’ordre du discours de l’ethos de la non-violence dans l’ordre de l’action, ne consiste donc pas à être intraitable avec les autres et complaisant avec soi, parce qu’on détiendrait la vérité ; ni à être implacable avec soi et indulgent avec les autres, parce qu’on ne la détiendrait pas ; mais à être intransigeant avec soi et longanime avec autrui, parce qu’il est probable que dans la perspective qui est la sienne il ait raison. Le maître peut indiquer une direction, mais il n’accomplira jamais le chemin à la place de son élève et l’élève, même s’il suit une voie similaire, n’accomplira jamais le même chemin que son maître : « On trace soi-même la voie que l’on suit » (p.119). C’est pour cette raison que Cognard Hanshi aime à répéter : « Kobayashi sensei disait qu’un maître d’arts martiaux n’est ni ascète, ni un saint, ni un exemple pour quiconque. Sa seule compétence est d’être imprévisible » (p. 31). Le maître ne se retranche pas du sensible ni des affaires humaines: « l’aikido n’est pas une assemblée d’anachorètes ! L’aikidoka est actif dans le monde, dans la société humaine (p. 101). La pureté qu’il recherche n’est pas celle du puritain qui prétend s’exonérer du mal en accablant l’autre des anathèmes de son ressentiment, mais la grâce de la simplicité et de la générosité spontanée (p. 117); il n’est pas un exemple, parce que c’est l’apanage du taxidermiste de momifier l’unicité en unité, pas de celui qui pratique une maïeutique de l’esprit par le corps; il est imprévisible, parce que l’imprévisibilité est la condition stratégique de la victoire (p. 80), mais aussi, parce que la vie pour demeurer une aventure hautement souhaitable, doit se régénérer au torrent inépuisable de la contingence : « Le véritable objectif est le renforcement de l’âme en la nourrissant avec une identité forte et en constant renouvellement » (p. 44).
Cognard Hanshi définit l’aikidoka comme un « guerrier chercheur de vérité » (p.127). Comme le philosophe, il sait que satisfaire cet idéal n’est pas donné mais à accomplir, qu’il ne sera jamais complètement acquis, mais toujours à atteindre. En conséquence, ni enseignement, ni discours ne sauraient être clos et définitifs : « L’idéal est l’expression d’un espoir, celui d’atteindre la vérité. […] Plutôt que de faire le déni du conflit auquel nous sommes confrontés, plutôt qu’exprimer des réprobations quant à une situation, changeons là ! » (p. 131). Tendue vers l’objectif de pacifier l’âme et le monde, la philosophie développée dans L’harmonie efficace s’apparente à celle des sages des spiritualités d’Orient et à celle des philosophes de l’Antiquité classique. Elle décrit, dans un discours globalisant, un ordre cosmique et assigne, en instituant une homologie entre macrocosme et microcosme, une place à l’homme dans cet ordre cosmique : « L’univers et le corps humain sont une même chose. Si on ne sait pas cela, on ne comprend pas l’aiki. Parce que l’aiki est issu du mouvement de l’ensemble de l’univers » ( citation de Morihei Ueshiba, p. 10). On pourrait contester cette manière de penser en arguant que ce qui caractérise justement la modernité c’est le découplage assumé du fait et de la valeur, de l’objectivité et de la subjectivité, du vrai et du bien. Cependant, ce serait passer complètement à côté de l’ambition du livre qui est de réenchanter philosophiquement l’existence, en invalidant le divorce du corps et de l’esprit, du moi et d’autrui, de l’homme et du monde.
L’aikido peut être considéré comme une philosophie dans la mesure où il promeut un art de vivre, une voie, exprimée par le do de « aikido ». Comme toute philosophie il s’appuie sur une ontologie qui peut se traduire en une éthique. Cependant, ce qui fait son originalité radicale c’est que la relation de l’ontologie à l’éthique est réversible : l’éthique − qu’il faudrait définir comme un empirisme transcendantal − fonde tout autant l’ontologie qu’elle n’est fondée par elle. La distinction entre hypothèse théorique et vérification empirique n’existe pas, car le vrai s’exprime dans l’action : « La martialité doit être entendue comme cette capacité à se confronter à la réalité de laquelle découle la vérité » (p. 12). Tout ce que l’action manifeste est valable, même s’il faut en rendre compte ensuite par une explication qui heurte le sens commun ou les règles de la logique (p. 96). L’aikido affirme, et surtout atteste, qu’on peut accéder à un forme de connaissance par les intuitions du corps et qu’il peut y avoir plus de vérité dans ces intuitions que dans les représentations mentales ou les constructions de la rationalité. Le critère qui fonde le vrai n’est pas l’adéquation de la chose et de sa représentation intellectuelle, mais la performativité : l’efficacité technique, la transformation libératrice – physiologique, psychologique, éthique − que le sujet éprouve en lui en appliquant le principes de la voie.
Le geste vivifie, mais la lettre tue. Le vrai ne se manifeste pas prioritairement dans l’énoncé vrai, mais bien plutôt dans l’action juste. Il n’est pas dissociable du bien et du beau. L’efficacité de la règle martiale invite à penser que l’action juste traduit une finalité tangible du réel. Comme la martialité implique l’accomplissement effectif du geste dans l’ordre physique, un geste qui ne satisferait pas aux contraintes de l’anatomie et aux lois de la mécanique, parce qu’il ne serait pas efficace, ne serait pas un geste martial. Cependant, si le geste ne peut déroger aux lois de la physique, il ne peut non plus s’y réduire, car il révèle les potentialités éthiques et esthétiques que recèle la réalité. Les techniques sont les moyens d’exprimer ces virtualités. Elles ne sont pas des artefacts, mais la manifestation phénoménologique et la traduction symbolique par l’aikidoka de principes cosmiques sous-jacents : « C’est le fameux « je fais un avec l’univers » de O Sensei. Rien de ce que je fais n’est là pour parler de moi, ni à moi, ni aux autres, mais pour participer au mouvement universel » (p. 47). On comprend alors que les affirmations apodictiques de l’ouvrage consistent moins en la formulation de vérités incontestables qu’en la présentation d’une propédeutique, une préparation à l’action fondée sur l’élucidation des principes qui la régissent. Cognard Hanshi nous invite à suivre un parcours de l’âme, au terme duquel chacun sera libre de ratifier ou d’invalider par lui-même les hypothèses qui sont proposées : « Ce principe de « l’expérience d’abord » conduit à une situation intérieure qui s’impose à la conscience et la change. Celle-ci a d’abord soif de mots pour objectiver son changement, mais ceux-ci ne doivent pas servir à créer une doctrine. En revanche, ils permettent d’élaborer une stratégie qui, peu à peu, trace la voie » (p. 16).
Chapitre après chapitre, Cognard Hanshi développe une démonstration qui satisfait à un double projet : expliquer aux pratiquants la signification et la fonction de son enseignement du ken ; adresser à tous, initiés comme profanes (p. 20), une réflexion sur l’origine de la violence et sur les moyens de la résorber par la pratique d’une philosophie de l’intelligence du corps qui s’appelle aikido. Ces deux projets ne sont pas dissociés mais ordonnés selon une hiérarchie qui fait toute l’originalité de l’ouvrage : le propos sur la violence n’est pas un discours théorique dont serait déduite la pratique, mais la pratique est l’heuristique à partir duquel s’élabore le discours. Cognard Hanshi ne manque aucune occasion de rendre hommage à O Sensei et à Maître Kobayashi. Cependant il n’appuie jamais sa démonstration sur des arguments d’autorité. Au contraire, il souligne qu’il n’existe pas d’autre critère pour authentifier le degré de vérité d’une action que la ratification de son efficacité par introspection somatique : « ce que je peux dire de cette voie, je le tire de mon corps et de l’empreinte sensorielle que nos gestes communs ont laissé sur moi, mais en aucun cas des paroles de Kobayashi Sensei ou d’O Sensei. Ce que je n’ai pas validé par l’expérience, je ne le prends pas en considération » (p. 15). Si Cognard Hanshi fait plus souvent référence à Kobayashi Sensei qu’à O Sensei, ce n’est pas seulement pour les raisons d’affinité de tempérament ou de vision du monde qu’il formule explicitement (p. 15), mais parce qu’il y a là aussi une nécessité d’ordre épistémologique dictée par la voie : c’est moins la pensée que le corps qui est vecteur de l’esprit et c’est moins par le détour de la rationalité que par les évidences de la sensation qu’on accède au vrai. L’aikido étant un art incarné des vivants pour les vivants, le disciple ne peut avoir d’autre maître qu’un maître vivant qui le convainc par la pertinence de son geste.
La structure ontologique qui sert de cadre explicatif à la signification spirituelle de l’aikido est d’origine « shinto, bouddhiste ou Omotokyo » (p.20). Elle rappelle aussi par plus d’un trait la cosmogonie indienne des Upanishad – la relation brahman / âtman − et l’hénologie (« étude de l’Un ») de Plotin. Réduite à son épure, cette cosmogonie pourrait être résumée ainsi : tout procède de l’Un et aspire à retrouver ou à conserver cette unité. Le monde des phénomènes et des étants qui se déploie dans l’espace et le temps est la manifestation de la diffraction éternelle et infinie d’une unité conçue comme commencement, principe et finalité de toutes choses. En se phénoménalisant cette unité se démultiplie et produit altérité et dualité qui sont à l’origine de toutes les contradictions sourdes qui tiraillent l’individu et de tous les conflits qui l’opposent aux autres. Cette dynamique processive est bonne : il est dans la nature de l’unité, qui est la source de tous les possibles, de se manifester en une multiplicité qui révèle l’ensemble des virtualités et des perfections qui la constituent en tant que totalité. Cependant, à hauteur d’homme, elle est la cause du mal et rend l’ existence tragique : « Toutes les guerres naissent de conflits de territoire, parce que le monde cherche à retrouver son unité primordiale, celle que le principe même de la manifestation brise en milliards d’éclats » (p. 126). Envisagé dans son essence, le conflit n’est pas directement imputable aux hommes. Il est la conséquence de la dissolution et de la dégradation de l’unité, de son entropie, dans la déhiscence sensible : « Il existe une conflictualité inhérente à la vie et à sa préservation qui constitue un irrésolu du monde, sa partie non finie » (p. 37).
La procession de l’un au multiple qui se joue à l’échelle cosmique a son pendant à l’échelle humaine. L’homme procède de l’unité originelle. Il en conserve la trace dans ce que O Sensei appelle l’âme spirituelle qui est incorruptible et toujours en relation avec le principe originel. On pourrait même dire que cette âme, n’est pas autre chose que le principe originel lui-même en chaque homme : « Le centre universel est donc à la fois individuel et universel. […] L’âme spirituelle n’est étrangère à aucun des objets de la manifestation, puisqu’il n’y a qu’une origine pour la totalité universelle » (p.19). Projetée dans l’espace et le temps, l’âme spirituelle se « métabolise » en âme corporelle. Il n’y a aucune solution de continuité entre l’âme corporelle et l’âme spirituelle. L’âme corporelle est en quelque sorte l’avatar selon lequel l’âme spirituelle se manifeste dans la réalité sensible. Cette âme remplit une double fonction : animer et gouverner dans l’espace et le temps le corps pour en faire un vivant : « L’âme corporelle agit dans le monde sensible. Elle organise notre vie quotidienne.[…] C’est l’âme qui répond aux règles de la temporalité et qui divise la phénoménalité en divers » (p. 17).Vient ensuite le corps qui, lui aussi, est manifestation et « concrétion » de l’âme corporelle et de l’âme spirituelle, l’habit qu’elles endossent en quelque sorte : la transcendance de l’esprit se diffuse dans l’étoffe, la trame et les plis du corps.
Cette genèse de l’homme constitue le fondement sur lequel reposent la théorie de la connaissance et l’éthique que développe la philosophie aiki. Le déploiement de l’unité en multiplicité n’est qu’une dégradation apparente, car le corps n’est pas autre chose que la manifestation de l’esprit dans le monde sensible : « Il est le médium indispensable à travers lequel l’âme spirituelle peut atteindre à sa propre réalisation. Enfin, il est la manifestation adéquate de l’âme. » (p. 17). En conséquence, toute dualité esprit/corps est une illusion. Non seulement on peut accéder au spirituel par le corporel, mais encore c’est la voie privilégiée pour y parvenir. A la dynamique de la procession cosmique, qui explique le déploiement de l’unité en multiplicité, correspond une dynamique de la conversion éthique qui décrit comment en accomplissant à titre individuel un retour à l’unité on peut surmonter toutes les formes de dualité.
C’est dans cette perspective que Cognard Hanshi développe, croyons-nous, ses analyses les plus novatrices. Les théories spiritualistes qui font procéder le monde phénoménal d’une origine unique ont tendance à considérer que pour revenir à l’unité il faut se détourner du monde sensible, détacher l’âme du corps, privilégier l’unité générique sur l’unicité ou la singularité. Cognard Hanshi récuse ces trois corollaires. Il définit le conflit comme « créateur ». Il considère que le corps ne fait pas obstacle à l’âme, mais est le moyen de la libérer. Il estime, enfin, que l’individualité n’est pas une scorie de la procession, mais une forme d’indétermination féconde, condition, comme dirait Bergson, d’une « évolution créatrice » destinée à parachever ce qui demeure inaccompli : « Le sujet, individu ou collectif, humain ou autre, est le fer de lance du développement universel dont il constitue l’ultime avancée. L’individualité est l’expression conjointe de l’unité et de l’unicité. L’indivisible, miroir de la totalité, se reproduit à travers l’identité individuelle, permettant le renouveau constant de la totalité universelle » (p. 11). L’unité est à conserver, mais l’unicité à créer : c’est dans l’accomplissement de l’unicité qu’on accède à la plénitude de l’unité.
Concernant l’homme, il n’existe pas en amont une unité absolue, hors du temps, immobile et en aval une unicité relative, soumise au devenir, jamais identique à elle-même, toujours en défaut par rapport à l’unité originelle. L’unicité relative qui constitue chacun, est une manifestation de l’unité absolue, dont l’individu doit restaurer la puissance dans l’ordre du devenir pour échapper à la dualité cause de la violence : « Toute violence naît du déni de l’unicité du sujet. La négation de cette unicité est apodictiquement la négation de la légitimité dudit sujet et la réponse violente est mue par une obligation universelle de loyauté envers soi-même à laquelle est soumis tout sujet ». (p. 10-11). L’unicité est la forme que prend l’unité dans l’aire du devenir : « Comment le vide peut-il se mettre en mouvement alors qu’il est la seule « chose » immobile dans l’univers ? […] Chacun d’entre nous, sujet, est animé et anime ku. C’est ce partage entre l’essence universelle et un « je qui se pense » qui est à la fois la règle et la seule, et l’expression dans le vivant de celle-ci ». (p. 51). L’individuation n’est pas dispersion, étiolement, affadissement de l’essence originelle, mais le foyer où l’essence peut-être ressaisie et redéployée, dans son jaillissement, sa pureté et sa puissance originels. Chaque sujet rejoue à son échelle, selon les mêmes principes, la genèse du cosmos. L’aikidoka n’aspire pas à remonter le flot du temps, pour retrouver l’unité originelle, il ne se laisse pas non plus balloter par les caprices du courant, mais il manifeste son unité dans l’unicité en harmonisant son mouvement avec les puissances qui font écouler le flux cosmique.
La psychologie, c’est-à-dire la doctrine de l’âme, développée dans l’Harmonie efficace entre en parfaite résonance avec son ontologie. Cognard Hanshi fait vaciller plusieurs soubassements de la tradition philosophique occidentale. Tout d’abord, il renverse la hiérarchie intellect/corps et l’opposition rationalité/irrationalité en pensant un psychosomatisme intégral. Le corps n’est pas réductible à un organisme vivant, indistinctement cause et effet de la vie qui s’exprime en lui, c’est un mandala couvert de symboles qui manifestent toute l’évolution et l’histoire du vivant, de l’humanité et de l’individu. Le corps est le réceptacle de toutes les mémoires et ces mémoires déterminent le sujet à son insu. Le corps est le palimpseste de l’inconscient : « Tout le corps est mémoire et tout le corps participe à tous les actes, toutes les pensées, tous les désirs et toutes les peurs, toutes les répulsions, à tout ce qui est su par la conscience psychique mais aussi à tout ce qui est ignoré d’elle. Il n’existe pas d’inconscient qui ne soit accessible au corps, pour peu qu’on en détecte les clivages, leurs causes et qu’on comble les failles » (p. 43). L’enseignant d’aikido, puisqu’il se propose d’émanciper les consciences, commence par être un herméneute des corps : il déchiffre à quelles blessures psychologiques sont imputables les tensions qui entravent la psychomotricité. A la différence du psychanalyste, il ne croit pas que c’est en faisant accéder l’inconscient à la conscience − c’est-à-dire dans le champ de la représentation − par les vertus de la « confession » qu’on désinhibe le corps, mais que c’est en « déchaînant », au sens propre, le corps qu’on libère l’esprit. La verbalisation des motifs inconscients d’un traumatisme ne saurait être une thérapie suffisante, car le traumatisme s’est fiché dans le corps, l’entrave et le contorsionne: « Un corps libre abrite une conscience libre. Cependant le lot commun est plutôt l’inverse : une conscience sous emprise emprisonne le corps en limitant ses possibilités de mouvement, en contraignant sa gestuelle, en créant des points de blocage sur la chaîne psychomotrice » (p. 68). La libération de l’esprit ne consiste pas seulement à émanciper le sujet de ses angoisses personnelles, mais encore de celles de l’humanité tout entière qui se sont réfugiées dans les réflexes (fuite, sidération, agressivité) : « L’expérience de l’humanité s’est inscrite dans la mémoire génétique et devant une agression, la réponse réflexe est violente. Il nous faudra donc contrôler ce réflexe, animer d’autres gènes, accumuler dans la mémoire du monde l’expérience contraire » (p. 42) ».
Depuis Platon et avec Descartes, le plus haut degré de la conscience est assimilé à la représentation adéquate de l’objet visé par la pensée. Comme la vue peut susciter des représentations fausses, la pensée a été assimilée à une vision intérieure, dégagée de la sensation, qui saisit les essences par-delà les phénomènes : n’est vrai que ce qui peut se formaliser dans une théorie (théôrein veut dire « contempler » en grec). La doctrine de la connaissance induite de la pratique de l’aikido conteste la prérogative accordée aux représentations visuelles et mentales et leur assimilation au plus haut degré de conscience. La représentation mentale est disqualifiée, parce qu’elle trompe le sujet sur son identité en divisant la conscience en un sujet de représentation et un objet représenté, le plus souvent résultat d’un délire : « [seme] se représente à partir de ce que contient sa conscience à ce moment-là, une image de l’attaque aboutissant, c’est-à-dire ne laissant de la confrontation que soi, victorieux et invincible, un « je » pourvu d’une identité inaltérable » (p. 29) ; parce qu’elle l’inhibe dans sa progression : « Bien sûr, les premières limites auxquelles on pense sont celles du corps. Force, influx nerveux, psychomotricité. Elles sont là, évidemment, mais ce ne sont pas les premières. Les vraies limites sont des barrières mentales qui conditionnent celles-ci et les maintiennent à leur plus bas niveau » (p. 68) ; parce qu’elles le fragilisent dans l’action : « Les représentations psychiques et les actions ne doivent pas avoir d’interférence sinon elles brouillent le champ spatio-temporel de l’interaction seme shite ». (p.85)
Pour l’aikidoka penser n’est ni la preuve, ni la condition de son existence. L’exercice réflexif du cogito, la pensée de la pensée, loin de faire accéder à une première vérité sur soi relèverait plutôt d’une forme d’incarcération solipsiste volontaire. C’est qu’en effet le plein usage de la conscience exige le vide et le silence intérieurs : « le vrai monde est ce qui n’apparaît ni ne disparaît : le vide, l’impermanence, l’interdépendance, le non-noumène de toute forme » (citation de Maître Kobayashi p. 83). Le plus haut degré de conscience est donc atteint quand la conscience de shite n’est plus encombrée d’aucune représentation mentale. Il coïncide alors avec le ku, défini comme vacuité mais aussi comme source, creuset, foyer d’où sourdent toutes les puissances : « L’esprit jaillit du vide essentiel, ku, qui est selon le bouddhisme, l’origine de tout. La relation entre l’âme spirituelle et ku est apodictique puisqu’il s’agit de son origine. Ainsi l’âme spirituelle n’est étrangère à aucun des objets de la manifestation puisqu’il n’y a qu’une origine pour la totalité universelle ». (p. 19). L’anecdote selon laquelle le baron de Münchhausen s’est sauvé de la noyade et a sauvé son cheval en se tirant par les cheveux est comique au plus haut point aussi pour l’aikidoka, mais elle est loin d’être absurde. Il sait, par exemple, que koshi non undo s’accomplit en concentrant toute son énergie dans son centre si bien que le centre devient une force propulsive qui entraîne à sa suite tout le reste du corps. Il sait, par ailleurs, que cette énergie s’obtient, et même se fabrique, par la concentration et l’unification du ki conçue comme homéostasie de l’esprit, de l’âme et du corps.
Pour comprendre la spécificité de la conscience aiki, il faut donc bannir tout paradigme intellectualiste qui l’assimile à une représentation. La conscience aiki ne peut se comprendre que dans le cadre d’un vitalisme ou d’une énergétique. L’aikidoka ne déduit pas son action d’une représentation préalable, mais il manifeste la puissance du ki dans l’action. L’opposition conscience rationnelle/force irrationnelle, qui se traduit en politique par la distinction entre pouvoir législatif qui délibère et pouvoir exécutif qui accomplit (et parfois exécute) en bénéficiant du « monopole de la force légitime » est absolument caduque, car le ki est à la fois conscience et puissance. Le ki n’est pas une force brute ou aveugle, c’est l’expression somatique et intentionnelle de la lucidité spirituelle : « Le ki agit comme la lumière. Il éclaire la conscience, il met en évidence la réalité d’une relation » (p.64). Le ki n’est ni raison (au sens de représentation rationnelle), ni force qui a besoin d’être dirigée par la raison parce qu’elle serait nécessairement irrationnelle : le ki est la puissance qui oriente téléologiquement l’action. Ce qui caractérise les philosophes du corps que sont les aikidokas, ce n’est pas le degré de clairvoyance intellectuelle, mais l’intensité du ki : « Celui qui voit la réalité est toujours vainqueur » (citation de Maître Kobayashi, p. 67). La tonicité physique garantit la puissance du ki et la puissance du ki détermine la qualité du jugement et la direction de l’action. Ainsi quand Socrate affirme que nul n’est méchant volontairement, c’est-à-dire qu’on peut faire le mal, parce qu’on se trompe sur la nature du bien, en prenant le mal pour un bien, en aikido, on expliquera plutôt l’erreur de jugement par un défaut de ki : un ki faible diminue la lucidité. A contrario, un ki puissant rend perspicace et sagace. De la même façon, l’acrasie − savoir ce qu’est le meilleur, l’approuver et suivre le pire − serait pour l’aikidoka la marque d’un engagement débile. Un engagement sincère implique une juste évaluation de ses forces et interdit la divergence entre représentation, volonté et action : « La différence entre celui qui ne suit pas une voie martiale et celui qui en suit une, c’est que ce dernier, dans n’importe quelle situation sait où aller. Il sait aussi ce qu’il ne faut absolument pas faire dans la position qui est la sienne » (p. 120).
Le point de départ de l’éthique aiki pourrait être résumé par la formule du philosophe Eric Weil : « L’autre de la vérité n’est pas l’erreur, mais la violence »2. Dans l’ordre de la connaissance, l’erreur s’oppose à la vérité. Dans l’ordre de l’éthique, la violence s’oppose à la non-violence. La non-violence est le critère pour déterminer la valeur d’une action, son degré de vérité, dans l’ordre éthique. Une action violente est fausse. Une action non-violente est vraie : « La violence est toujours un échec de la conscience, c’est en effet parce que celle-ci ne parvient pas à réunir les forces opposées et s’en trouve elle-même divisée » (p. 91). Cependant, quoique décisif, le critère de la non-violence ne saurait suffire pour rendre compte de l’originalité de l’éthique de l’aikido. L’aikido est bien un art martial non-violent, puisqu’il refuse la destruction de l’adversaire, à la différence du budo, l’art de la guerre des samouraïs. Cependant, puisqu’il reste un art martial, il ne consiste pas non plus à tendre l’autre joue, à mettre fin à la violence par le martyre. Il est davantage proche du stoïcisme qui invite à vaincre l’adversité par le courage et fait obligation à celui qui s’en réclame de ne négliger aucun effort dans l’ordre de ce qui dépend de lui. L’aikidoka, confronté à une crise, un dilemme, un conflit est entièrement responsable de la situation et il s’institue en agent dont dépend l’intégralité de la solution apportée au problème. Confronté à une situation inextricable, les stoïciens affirmaient qu’on peut toujours fuir avec les mains. Ils signifiaient par là que le suicide est toujours préférable à l’indignité de la servitude. En butte aux mêmes difficultés, le budoka est convaincu qu’il ne faut jamais quitter son poste : on peut lui voler sa victoire, mais pas son combat. L’aikidoka partage la déontologie du stoïcien et du budoka, mais il est davantage conséquentialiste. Le conflit est une nécessité ontologique et psychologique. S’y soustraire, serait une erreur, doublée d’une faute. Cependant, le meilleur dénouement dans un conflit est celui qui se solde par le moins de dégâts possibles « Il n’est pas question de se défiler quand l’engagement est devenu inévitable mais, au contraire, d’utiliser au mieux nos principes pour diriger les forces conflictuelles vers une résolution pacifique, sachant que tout combat crée des dommages de part et d’autre et que la limitation de ceux-ci fait partie intégrante de l’objectif stratégique » (p. 12).
L’accomplissement de l’obligation éthique exige détermination et volontarisme. Pour autant, il n’existe aucune dichotomie entre l’intention et l’action : « l’éthique et la stratégie de l’aikido sont inséparées et inséparables » (p. 14). L’action n’est pas le moyen d’arriver à une fin, mais la traduction de la disposition morale façonnée par le ki. En effet, l’éthique aiki coïncide avec la stratégie et la tactique de l’esprit. Le geste accompli par shite dans un combat n’est ni imposé par seme, ni choisi par shite, il est le geste adéquat sollicité par la règle martiale, conçue comme conscience commune surplombante : « seme est instruit par sa coaction avec shite que la loi universelle est le sujet » (p. 59). Rétablir l’harmonie est toujours la condition de l’efficacité selon la perspective de l’esprit, mais l’efficacité est toujours la condition de l’harmonie selon la perspective du corps. L’action de shite sera plus efficace que celle de seme, parce qu’il veut établir une action harmonieuse, à condition qu’il dispose d’une efficacité, garantie par la pratique intensive, qui le rende capable de rétablir cette harmonie. Harmonie et efficacité sont les conditions absolues d’une résolution créatrice du conflit : sans exigence d’harmonie, il se solde par la disparition de seme, sans exigence d’efficacité, il se solde par la disparition de shite.
Le concept de « conflit créateur » induit une redéfinition de la relation attaquant/ attaqué dans la mesure où il implique « devoirs » et responsabilité de l’attaqué vis-à-vis de l’attaquant : « L’aikidoka ne s’autorise aucune défense. Pour lui, la relation attaquant-attaqué est équilibrée, ne donne pas lieu à un jugement de valeur » (p. 77). Comment comprendre un tel paradoxe ? De fait, shite est responsable de sa propre violence, qu’il doit éradiquer, mais il n’est en aucun cas comptable de la violence de seme : « Chacun doit mettre un terme à sa violence, nul n’a en charge la violence des autres » (p. 61). Shite n’est pas le « débiteur » de seme : s’il doit quelque chose à quelqu’un, c’est à lui-même et à l’esprit du monde, dont il est une incarnation. Il considère non pas que la violence de seme est légitime, mais qu’elle est inévitable en l’état actuel des choses. D’où vient alors sa responsabilité ? Elle résulte en priorité de son plus haut degré d’éveil, de sa plus grande clairvoyance : shite sait pourquoi seme l’attaque alors que seme ne connaît pas le mobile de son acte. Comme Hegel, Cognard Hanshi considère que toute violence a pour origine « une lutte à mort pour la reconnaissance »3. Si seme menace shite, c’est parce qu’il pâtit d’une défaillance du ki, d’un déficit de conatus, qui provoque en lui le sentiment que l’unicité de shite est la négation de sa propre unicité : « L’attaque est l’expression de la peur de ne plus accéder à soi produite par l’incapacité à accepter la différence de l’autre » (p. 29). L’exaltation de lui-même que produit la violence, renforcée par la violence que lui oppose l’attaqué, lui donne l’illusion fantasmatique d’exister pleinement : « La violence se nourrit de la réciprocité caractérisée par l’opposition des corps » (p. 55).
Conscient de l’impasse dans laquelle se fourvoie seme, shite a pour obligation de le ramener à résipiscence. En effet, il dispose des moyens de renverser le cercle vicieux de la violence contagieuse en un cercle vertueux de « l’harmonie efficace ». En n’étant ni passif, ni réactif, en répondant à l’agressivité par l’impassibilité, en ne subissant pas l’attaque, mais en prenant l’initiative de « l’attaque dans l’attaque » (p. 23), shite provoque la défaite de seme et le rend spectateur de sa mort symbolique : « shite doit faire passer le sabre, pour ne pas tuer, mais cela n’a de sens que lorsque seme a compris qu’il n’a absolument aucun moyen de s’opposer à l’action de shite. Ainsi il peut symboliser sa mort, faire de sa finitude un élément structurel de sa conscience » (p. 97). Faisant le constat simultané de la bienveillance de shite − de sa « grâce » dans toutes les acceptions du terme − et de sa propre finitude, seme accède à un sentiment de compassion universelle qui le libère de son agressivité. Cette compassion est moins d’ordre émotionnel que métaphysique : « La compassion est avant tout l’expression de la reconnaissance de l’unicité du sujet » (p.58). Shite n’épargne pas seme, parce qu’il éprouverait une espèce de pitié viscérale pour seme (en effet sa conscience est mushin, p. 57), ni par charité − parce que le « moi » égaré et vulnérable du vaincu aurait en quelque sorte une dignité supérieure au « moi » clairvoyant et vigoureux de celui qui maîtrise le combat −, mais parce que sa « lucidité » cosmique lui enjoint de restaurer en seme l’unité primordiale dont lui-même participe : « C’est le travail de l’aikidoka […] de construire une matrice conscientielle qui n’exclut rien. Elle est par essence la manifestation d’une unité primordiale, celle qui ne remet en cause ni n’aliène aucune identité. Elle est l’expression de l’harmonie universelle qu’exprime la règle : tout est sujet » (p. 56). A la logique de l’affrontement succède l’awase, la relation harmonieuse, dénuée de force, avec l’adversaire. Chacun s’éprouve alors comme « je » ontologique –« inconditionné, incoercible, irrépressible, incorruptible » (p. 59) −, c’est-à-dire une unité qui ne perçoit plus son unicité menacée par la présence des autres unicités, mais une unicité qui sait qu’elle ne peut s’accomplir comme sujet qu’en vivant avec les autres à hauteur de ce qui les constitue – c’est-à-dire l’âme spirituelle − comme unité.
L’aikido de Cognard Hanshi est interprétation et recréation de l’aikido de Kobayashi Sensei, comme celui de Kobayashi Sensei était interprétation et recréation de celui de O Sensei. : « O Sensei disait que l’aikido d’hier était révolu et que seul compte celui d’aujourd’hui. Kobayashi sensei a respecté cette idée en faisant faire à l’aikido une évolution décisive puisqu’il contient tous les germes qui lui permettra de se pérenniser » (p. 95). L’ensemble des kihon participe bien d’une heuristique, puisqu’ils manifestent des principes immuables − déterminés par les lois de la physique et de l’anatomie − avec lesquels shite et seme ne peuvent transiger. Cependant, le réel se déploie selon une modulation ininterrompue qui ne cesse de produire du nouveau et du singulier. L’aikido s’invente et se régénère, parce que le monde ne cesse de s’inventer et de se régénérer. L’heuristique pour s’adapter à la plasticité infinie des phénomènes doit donc prendre la forme d’une poïétique. De même que les énoncés peuvent se démultiplier en des configurations illimitées par les vertus de la combinatoire syntaxique et qu’ils croissent en des enchaînements imprévisibles dès que deux paroles s’entrelacent en un dialogue, de même, frappes et esquives peuvent s’articuler dans les kihon en des combinaisons innombrables et les kihon, parce que l’interaction de shite et seme s’organise selon des variations multiples, sont susceptibles d’une germination continuelle: « Le shuden est un immense laboratoire de recherche portant autant sur la technique que la tactique, le rapport entre ces deux versants d’une même action étant une source de création illimitée » (p. 95).
Les développements consacrés à la pratique du ken déclinent en une axiomatique orde geometrico les prémisses établies dans les chapitres dévolus à l’ontologie, la psychologie et l’éthique. Cognard Hanshi y explique la progression et la cohérence qui structure chaque cycle de kihon, mais aussi la cohérence et la progression qui lie chaque cycle aux autres. Envisagé individuellement chaque kihon contribue à la maïeutique du corps. Envisagé selon l’économie du cycle et selon l’architectonie qui fédère les cycles, chaque kihon devient l’étape d’une psychagogie, c’est-à-dire une libération ascensionnelle de l’esprit. Shoden vise à maîtriser les variations de la durée pour circuler librement dans l’étreinte de l’espace et du temps, shuden consiste à faire prévaloir la temporalité interne sur la temporalité externe, okuden établit shite et seme dans un espace élastique, parce la partition du temps s’abolit dans la simultanéité d’une conscience partagée. La maîtrise croissante des conditions de réussite de l’action fait accéder à un approfondissement de la connaissance de soi éprouvé comme une libération intérieure. Avec shoden le sujet fait l’épreuve de sa finitude, avec shuden il fait l’expérience d’une transformation de soi qui est permanence dans le changement, avec okuden il accomplit sa transfiguration par l’édification pacifique d’aite. Le stade ultime de l’initiation s’accomplit dans obakekiri, mesaki et magokoro. Ces kihon ne prennent pas la forme d’un duel, car la dualité qu’il s’agit de résorber n’est pas une dualité extrinsèque, mais intrinsèque. Le kihon ne traduit plus une lutte pour la reconnaissance de deux unicités, mais le conflit nécessaire en soi de l’unicité contre l’unité de telle sorte qu’il n’y ait plus antagonisme entre le particulier et l’universel. Au terme du parcours, l’unicité n’est plus perçue comme altération de l’unité, mais comme le moyen de son accomplissement. Dans ce cheminement, obakekiri libère des emprises aliénantes de l’inconscient. Mesaki témoigne que la conscience corporelle, en étant pilote du mouvement sans le soutien du regard, peut se distribuer sans se disloquer. Magokoro, atteste, enfin, que les distinctions intériorité/extériorité, sujet/objet, esprit/corps ne sont plus pertinentes, puisque ce n’est plus l’esprit qui, en dirigeant le corps, guide le sabre, mais le sabre qui, devenu sa pointe la plus acérée, guide l’esprit (p. 118).
L’harmonie efficace une fois refermé, le lecteur réalise que la concision, les ellipses et les oxymores du titre et du sous-titre, leur collusion et leur collision, mettaient en abyme l’intégralité des paradoxes que la démonstration a surmontée. « L’harmonie » n’est pas la grâce qui, dans les extases de la contemplation, ravit l’esprit enfin délivré du corps, mais elle est le butin de celui qui s’est fait guerrier « efficace » par « un long et raisonné » entraînement « de tous les sens ». Les guerres qui opposent les corps partes extra partes sont les manifestations des luttes sans merci qui s’ourdissent dans l’arène de l’âme. L’assomption de l’âme spirituelle requiert une discipline du corps, qui consiste non pas à le contraindre, mais à libérer l’ensemble des potentialités dont il est capable dans l’aire de la mobilité. L’émancipation du corps n’aliène pas le sujet en le soumettant aux puissances maléfiques de l’irrationalité, ou de la nuit obscure de l’âme, mais elle lui permet d’accéder à la plénitude de soi en ne s’éprouvant plus comme instance clivée et duelle. La conscience qui redoute la division comme le pire des dangers n’est pleinement en sécurité que lorsque qu’elle arrive à se subdiviser sans se désunir. En se libérant lui-même, le sujet s’affranchit de l’empiètement d’autrui et contribue à émanciper autrui, de sorte que l’un et l’autre ne se reconnaissent plus comme unicités antagonistes mais unités complémentaires et complices.
Selon Paul Valéry, l’artiste, même s’il est poète, n’est pas celui qui veut dire, mais celui qui veut faire. C’était la manière d’être artiste de Kobayashi Sensei et c’est la manière d’être philosophe de Cognard Hanshi. Certains estimeront sans doute que le projet d’abolir la violence à partir de soi, par le moyen de « l’attaque dans l’attaque », constitue une bien étrange chimère. Ceux, en revanche, qui considèrent que le bien le plus précieux de l’existence est la liberté, que le plus haut degré de la liberté est la vitalité créatrice, que « celui qui désire, mais n’agit point, engendre la peste »4, qu’ increscunt animi, virescit volnere virtus5, que faire du corps la « tombe », la « prison » ou l’ « instrument »6 de l’âme est terriblement mortifère, assommant ou laborieux, accueilleront la voie proposée par Cognard Hanshi comme une des propositions philosophiques les plus exaltantes qu’on ait lue depuis bien longtemps.
Christian Girard
1 Formule du peintre Georges Braque.
2 Logique de la philosophie.
3 Précis de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques.
4 William Blake, La mariage du Ciel et de l’Enfer.
5 « Les esprits croissent, la vertu fleurit par la blessure », Nietzsche, Crépuscule des Idoles.
6 Définitions célèbres du corps proposées par Platon dans le Gorgias, le Phédon et Le premier Alcibiade. Convient-il de préciser que la conception du corps chez Platon n’est pas réductible à ces trois formules ?