Note sur L’harmonie efficace (stratégie et tactique de l’esprit), d’André Cognard
Suivre le sabre, servir l’univers
« Polémos est le père de toutes choses », Héraclite
« Le but de l’aikido est de nous mettre en harmonie
avec l’univers », Morihei Ueshiba
Le Mal appelle le Mal : « Blood will have blood », s’écrie, dans la tragédie éponyme de Shakespeare, Macbeth, emporté, misérable pantin de son poignard meurtrier, par sa folie meurtrière vers sa propre mort. Et le Mal répond au Mal : « L’outrage répond à l’outrage, lutte difficile à trancher. Qui prend est pris, qui tue paye sa dette. Cette règle restera ferme autant que le trône de Zeus : souffre selon ton acte. Ainsi le veut la loi divine », clame le chœur, porte-parole d’une sagesse immémoriale, dans Agamemnon d’Eschyle : la fille, Iphigénie, est sacrifiée par le père, Agamemnon, lequel est assassiné par sa femme Clytemnestre, qui meurt sous les coups de son fils, Oreste. Cyclique, le Mal est encore universel : Eschyle et Shakespeare l’ont souligné en montrant que le désordre humain (familial, social, politique) s’accompagne d’un désordre cosmique ( Némésis et les Érynies, la Nuit et les Weird Sisters ). Chaos, ordre du désordre. Est-ce à dire qu’il y ait une fatalité du Mal et que rien ne réussisse à triompher de cet ordre meurtrier et vindicatoire ?
L’Orestie, loin de s’achever sur le constat d’un désastre irrémédiable, salue, en sa fin, l’institution de l’Aréopage comme l’avènement de la Justice, sauvant Oreste de la furie des déesses vengeresses. Le tribunal et le droit ont paru, à Eschyle, à la Grèce antique, puis à tous les États de droit, constituer la voie de justice par excellence, celle permettant de sortir enfin de l’ornière de la loi Talion. Il est vrai que bandeau, balance et glaive peuvent calmer l’incendie, voire l’étouffer momentanément, néanmoins si le Mal n’est pas éteint dans les cœurs, il renaîtra de ses « cendres ». Face aux mémoires blessées, le droit n’est bien souvent qu’un soin palliatif et non curatif. Le refoulé ne tarde guère à faire retour. Et si le juge vaut mieux que le vengeur ou le justicier, son glaive peut être maladroit, sinon malhonnête ; alors, le remède devenu poison, flambe à nouveau la violence, qui couvait.
Dès lors, la paix est-elle impossible ? A moins qu’il n’y ait nulle nécessité au règne du Mal : ni dans ce qui l’appelle, ni dans ce qui lui répond, ni dans son universalité, ni même dans son existence. « Quoi, pas de Mal ?! Proposition scandaleuse, négationnisme ignoble ! », s’indignera-t-on. Sauf à distinguer violence et conflit. Il ne s’agit pas, en effet, de succomber à l’angélisme, mais de considérer, d’abord, que le conflit, tenant à l’existence même des choses, est indépassable, ensuite, que le Mal ressortit de la violence, qui n’est pas le destin de la conscience, enfin, que le conflit peut être créateur. Certes, la paix est une illusion, si l’on entend par là l’absence de conflit : un aveuglement, dès lors qu’elle est l’effet de la Terreur, ou un songe creux, si on l’imagine pouvoir résulter de la bonne volonté. Spinoza l’a définitivement formulé : « La paix n’est pas l’absence de guerre, mais une vertu, qui naît de la force d’âme ». Fausse paix que celle du despote, qui règne au mieux sur un troupeau, au pire sur un charnier : paix des cimetières. Et paix fantasmée que celle des utopistes ou des volontaristes : l’imagination et le libre-arbitre n’ont d’efficace qu’au pays des chimères.
La paix authentique ne peut naître que de « la force d’âme », du conatus, de la puissance d’exister, seule capable d’affirmer. Spinoza juge ainsi indispensable une éthique, qui empêche affects tristes et pensées fictives de nuire à notre puissance d’agir et qui renforce celle-ci, afin qu’elle rayonne et aide à libérer d’autres âmes enchaînées. Qu’est-ce qui est alors propre à nourrir la force d’âme ? Vaillance et générosité : « Par vaillance, j’entends le désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous la seule conduite de la raison » ; « Par générosité, j’entends le désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres et de se les lier d’amitié”. Que l’ouvrage de Cognard Hanshi sur L’harmonie efficace trouve son achèvement sur la notion de générosité n’a rien d’anecdotique. Ce titre, Spinoza eût pu le revendiquer, lui qui écrivait : « Qui vit sous la conduite de la raison s’efforce autant qu’il peut, face à la haine, à la colère, au mépris etc, d’autrui envers lui, de les compenser en retour par l’amour » et qui constatait, au XVIIème siècle, que « de fait, ce que peut un corps, personne, jusqu’à présent, ne l’a déterminé » et qui affirmait encore que « qui a un corps apte à beaucoup de choses a une grande conscience de soi, de Dieu et des choses ». Toutefois, l’essentiel de son effort, comme de tous les grands penseurs de la tradition philosophique rationaliste, a consisté à bâtir un Traité de la réforme de l’entendement, tout à fait inestimable à l’aune de notre ignorance et bien propre à servir de guide à quiconque entend progresser sur la voie de la Raison, laquelle vise à l’instauration d’une paix relevant non de l’unisson mais de l’harmonie. Mais si la réforme ou purification (emendatio) de l’entendement modifie bien l’une des profondeurs de l’être humain, elle semble impuissante à en métamorphoser les autres, comme en atteste, entre autres symptômes, l’interminable psychanalyse. La lumière de l’intellect éclaire les ténèbres de l’existence sans les dissiper toutes efficacement. Peut-être n’a-t-il manqué à Spinoza, pour écrire un Traité de la réforme du corps, qu’une initiation aux arts martiaux…
Quoi qu’il en soit de cette supputation fantaisiste, Maître Cognard, d’ouvrage en ouvrage, écrit ce dernier traité. C’est que l’intensité de sa pratique sous la conduite de son Maître, Hirokazu Kobayashi, lui a permis d’éprouver les vertus de l’aikido, de retrouver en lui la vérité des intuitions de O Sensei et d’en devenir porte-parole : « C’est bien la voie du corps que j’ai suivie et c’est bien la voix du corps qui parle ici », avertit-il en tête de son dernier ouvrage, L’harmonie efficace. Ce titre indique tout à la fois la fin, la paix vivante et volontaire de consciences partagées, et le moyen, « l’outil conscientiel » permettant ce partage. Autre manière de dire l’essence de l’aikido, défini comme art de la paix ou « art martial compassionnel ». C’est en devenant guerrier de la paix, que l’homme peut réaliser l’harmonisation des contraires, en lui, dans la société, dans le monde. Ni sport ni jeu de rôle, l’aikido possède une dimension cosmique et un enjeu ontologique : participer à l’accomplissement de l’être.
Pour l’entendre, il est impératif de comprendre que le conflit ne relève pas de la violence. Le conflit est inhérent à la manifestation de l’essence ou de la vacuité originelle. Qu’on l’appelle du nom que l’on voudra – Dieu, Ku, Natura naturans -, ce qui est en soi et par soi se spatialise et se temporalise en se phénoménalisant, devenant Monde, Ki, Natura Naturata. Les consciences qui en émergent ne peuvent pas, par conséquent, ne pas être spatialisées/spatialisantes et temporalisées/temporalisantes. Chacune ayant point de vue sur le monde et étant point de vue du monde diverge, par ses représentations, de toutes les autres, si bien que les différends sont inévitables. Nul Diable ici, seulement les conditions mêmes de l’existence et de la pensée représentative. A quoi tient alors le Mal ? A la violence, laquelle naît de la peur. Pour exister, la conscience a besoin de se représenter, et, pour ce faire, de s’opposer. En se définissant mentalement, elle exclut ce qui n’est pas elle ou conforme à son « moi » : la tentation est alors grande d’objectiver ou de nier l’Autre. La violence est ainsi le fait d’une conscience insécurisée. Malheureux MacBeth apeuré et mené par ses fantômes ! Maudite famille des Atrides, se léguant de génération en génération le poids de la faute terrible !
Si la violence provient de l’angoisse de morcellement du moi et des mémoires traumatiques, punir sans guérir reconduit le mal. Le remède consiste à se libérer des héritages hostiles et à recouvrer son « Je ontologique », ainsi que l’enseigne Maître Cognard, fidèle à la sentence de son Maître, selon laquelle « dans l’aikido, tout est misogi », et au principe de O Sensei : « L’art de la paix peut être résumé ainsi : la vraie victoire est la victoire sur soi ». La voie de l’aikidoka est celle du corps, « concrétion de l’âme » selon O Sensei. Et c’est à l’accouchement du “corps spirituel” que nous convie l’ouvrage qui vient d’être publié. O Sensei a ouvert la voie du conflit créateur, en en soulignant la dimension spirituelle et mystique, multipliant les références aux kami; Hirokozu Kobayashi, peu versé dans les spéculations métaphysiques et religieuses, en a défriché des dimensions physiques et techniques inexplorées, sans jamais renier la différence essentielle entre araweraru sekai et ji sekai; Maître Cognard a recueilli les semences de cette science, qu’il déchiffre, explicite, et diffuse, aussi bien dans ses cours et démonstrations publiques que dans ses livres, qu’il s’agisse d’ouvrages généraux (L’esprit des arts martiaux, Vivre sans ennemi…) ou spécialisés, (telles les deux sommes sur l’essence et les pouvoirs du corps, que sont Le corps conscient et Le corps philosophe, dont on apprend ici qu’elles seront complétées par une troisième, Le corps infini). Ici, il répond à la question suivante, décisive pour la mise en œuvre de l’aikido : comment s’opère ou opère l’art de la paix ? A quoi tient « l’harmonie efficace » ? Le sous-titre répond : à une « stratégie et tactique de l’esprit ».
Qu’est-ce qui distingue un budoka efficace d’un « budoka d’opérette »? L’un est stratège, l’autre est fantasque. L’un voit le réel, l’autre prend des moulins paisibles pour des moulins menaçants. L’un décide de sa direction, l’autre est emporté à hue et à dia par son canasson, Rossinante. Don Quichotte nous serait-il si sympathique, s’il ne nous ressemblait pas, avec son corps de « manchot », son agitation fébrile et ses coups ridicules, reflets de sa conscience enfermée dans son « théâtre mental » et enflammée par ses visions ? Le stratège est un homme qui « sait intensément qui il est » et qui ne part pas à l’aveuglette : « Organiser son combat s’apprend » écrit Maître Cognard. C’est cette préparation, laquelle implique des principes martiaux applicables à toute relation, y compris à soi-même, qu’il dévoile quasiment more geometrico. L’art martial compassionnel resterait une simple vue de l’esprit sans une « grande stratégie » et une approche tactique des conflits : « La stratégie détermine quelle conduite tenir. La tactique répond aux questions : où, quand et comment appliquer la stratégie ».
Qu’est-ce donc cette « grande stratégie » ? Au lecteur d’en mesurer la profondeur et la richesse. Je me contenterai de quelques observations sur ce que Maître Cognard nomme « la stratégie aiki », qui s’applique essentiellement ici au champ de bataille, seul cadre de référence légitime pour un art martial et prend pour support de démonstration l’aikiken, mais qui vaut pour toute situation conflictuelle et dont d’autres supports eussent pu servir de supports comme l’aikijo ou l’aikitaijutsu, voire l’aikishintaiso, quand le théâtre d’opérations est intime… (Je serais tenté d’ajouter qu’elle vaut encore pour toute joute verbal, la parole relevant aussi du corps, mais j’extrapole sans doute). La stratégie aiki a un objet : elle porte sur « la conduite de la conscience » et « le mouvement des hommes », ce qui implique une maîtrise de l’espace et du temps. Elle a un but : la violence étant toujours négation de la subjectivité d’un autre (individu ou groupe), il s’agit de parvenir à la paix, un « rétablissement de la relation sujet / sujet », dans le respect du principe ontologique, selon lequel tout est sujet. Elle suit une voie : élaborer une « conscience aiki », capable de s’affranchir des cadres de perceptions figés, afin, par la variation continue des points de vue, de laisser s’exprimer l’être.
La stratégie aiki implique en permanence le travail corporel et présuppose une « attitude interne », qui ne saurait être confondue avec « une posture mentale ». Les bonnes intentions ne servent ici de rien : volonté et coups de menton peuvent, au mieux, faire les « beaux parleurs », dont Hirokazu Kobayashi se méfiait plus que tout, lui qui ne considérait que les actes. « Conscience aiki » et « corps aiki » se recouvrent dans l’expérience de « l’esprit du non-esprit », décrite avec insistance par Takuan Soho dans L’esprit indomptable, lui qui unifia pratique du zen et pratique du ken. Ni poignard sanglant, ni glaive arbitraire, le sabre efficace est « au fourreau ». C’est pourquoi Maître Cognard écrit que shite doit être « sans émotion, mushin, et sans intention, mushotoku ». Tant que sa conscience mentale est occupée, il ne peut que s’opposer à seme, renforçant la résistance de ce dernier et la sienne propre. Élaborer la « conscience aiki » requiert de la débarrasser de ses mémoires hostiles (génétique, épiphylogénétique, somatique), qui ne cessent de seriner que « la violence paie », et de ses réflexes défensifs, qui condamnent le corps à « grimacer » et à adopter un comportement machinique ou erratique, en tous cas violent. Seule la libre circulation de l’énergie, dans un corps percevant l’ainsité, autorise l’élaboration d’un geste complexe, pouvant impliquer plusieurs mouvements simultanés. Or, sans cette capacité de la conscience à reconnaître sa multiplicité tout en maintenant son unité, il ne peut y avoir d’accueil pacifique possible de l’attaquant. Sans « partage intérieur », nulle « conscience partagée » : nul conflit créateur.
Pour que ce dernier ait lieu, la liaison des centres de shite et de seme demeure nécessaire. Maître Cognard invite à mettre au pluriel le ki no musubi, afin de mettre en lumière les trois phases de l’action, menant de l’agression à la communion en passant par la communication. Ces trois moments constituent autant de profondeurs ou de niveaux de conscience. Tout d’abord, « l’aspiration » engendre « la capture de l’esprit » de seme : il faut le désorienter, l’amener dans le vide de sa conscience en le sidérant ou le saturant d’informations illisibles, afin que, déboussolé, il vienne embrasser les repères spatio-temporels de shite. Puis, « la co-action », expression de la compassion, restaure le monde commun, grâce à l’harmonisation des souffles et des gestes, tout de fluidité et de souplesse. Enfin, la co-libération signe, par la séparation sans division, la reconnaissance mutuelle des sujets. Ki no musubi des consciences, kino musubi des corps, kino musubi des âmes. Paix véritable de la pluralité dans l’unité. Acquiescer à l’attaque, attaquer l’attaque, « prendre l’autre sur son cœur », pour reprendre la belle expression d’Hirokazu Kobayashi, voilà le « miracle aiki », selon Maître Cognard. « Miracle », telle est bien l’objection goguenarde que tout non-aikidoka pourrait être tenté d’utiliser pour disqualifier cette « grande stratégie ». Qui n’en voit la noblesse, mais aussi l’embarras ? Sa mise en oeuvre ne relève-t-elle pas de l’utopie ? N’est-elle pas, martialement et humainement, un voeu pieu ? Maître Cognard le reconnaît, y insiste, voire le revendique, douchant par avance les espoirs des belles âmes ou des velléitaires : « Ce n’est pas simple de se sentir en accord avec l’agression que l’on subit ». N’est-ce pas même exiger l’impossible ? N’y a-t-il pas là une pétition de principe, dès lors que la fin est présupposée par le moyen, le budoka ne pouvant pacifier qu’à condition d’être pacifié ? Faut-il en conclure que la stratégie aiki ressortit de la pensée magique ? Ce serait faire comme si l’aikido n’était pas essentiellement un travail du corps, réclamant la plus grande intensité : « il faut y mettre toute son âme », aimait à répéter Hirokazu Kobayashi. En ce sens, Suzuki, cite, dans ses Souvenirs de jeunesse, cette formule bien profonde et roborative : « L’extrémité de l’homme est l’occasion de Dieu »
Sans pratique, l’art de la paix est illusoire. Sans pratique réglée, aussi. C’est pourquoi Maître Cognard dévoile ici la didactique spécifique à la stratégie aiki et jusque là réservée à la Kobayashi Ryu, en prenant appui sur l’aikiken. Cette didactique comprend bien sûr un exigeant programme de renforcement physique et psychique destiné à fournir à la conscience l’énergie indispensable à sa lucidité et à son assurance, mais encore une progression raisonnée dans l’apprentissage des techniques : successivement, il faudra étudier, ken en main, Shoden, puis Shuden, enfin Okuden, ces études trouvant leurs achèvement dans la pratique des trois kihons Obake kiri, Mesaki, Magokoro. La didactique ne saurait être séparée de la stratégie : « Toute la didactique repose sur un parcours de libération du sujet, profondeur après profondeur, pour le débarrasser de tous ses réflexes archaïques ». Chaque groupe de techniques possède son objectif martial et suscite un certain nombre de résistances propres à la profondeur de la conscience corporelle : la complexité de chaque geste est telle, qu’elle révèle tensions, blocages et réflexes, qui sont autant de symptômes des mémoires blessées sollicitées. C’est à la transmutation progressive d’un corps inconscient en un corps conscient qu’œuvre alors l’aikiken. Chaque étape de ce parcours initiatique signifie un progrès dans l’avènement de “l’âme spirituelle”, chaque progrès ouvrant sur un autre groupe de techniques, etc. La didactique enveloppe par conséquent une énergétique et une thérapeutique.
Chaque groupe de techniques implique, en outre, diverses tactiques, produisant d’infimes variantes de placements, de déplacements et de gestes, aux conséquences martiales majeures. La tactique décide, en un coup d’œil, de la manière, du lieu et du moment opportuns. Comme tout art, il lui faut s’appuyer sur une science, et c’est bien une géométrie et une chronométrie de l’initiative, qui est détaillée dans cet ouvrage. Le choix de la technique et de ses modalités d’exécution, ainsi que sa parfaite exécution, exigent non seulement une science de l’espace, notamment des Portes ou « Trous de ver » où placer telle frappe ou tel kaeshi waza, mais encore une science du temps, particulièrement du Timing et du Kairos, ces deux sciences n’en faisant réellement qu’une, celle du mouvement, permettant aux experts de combattre plusieurs adversaires, parce qu’ils perçoivent immédiatement et continûment les limites de l’espace péri-corporel de chacun. La tactique incarne la stratégie, puisque la maîtrise de l’espace et du temps ne peut être conquise que par une conscience aiki, habituée, d’une part, à la vue « proche et loin à la fois » capable d’être ininterrompue et de précéder le mouvement, et, d’autre part, à « rompre le lien entre l’avant et l’après », selon l’expression de Takuan Soho, c’est-à-dire à gagner, par delà rétrospection et projection, l’instant, seul réel. Ichi nen, « Là où zen et shin deviennent un », note D. T. Suzuki dans ses Derniers écrits au bord du vide.
Toute la pratique vise ainsi à la libération du « Je ontologique » par l’élaboration d’une gestuelle complexe, véritable langage symbolique. Pour que le corps ne se fige pas, robotique, dans des comportements stéréotypiques, et qu’illettré, il ne bredouille ou ne bégaie plus quelques bribes de sens univoque, il lui fait apprendre à mener plusieurs actions simultanées, comme il le peut naturellement quand il n’est pas empêché par quelque représentation mentale, et enrichir sa langue, alphabet, lexique et syntaxe. Shoden apprend à parler, Shuden à dire « Je », Okuden à dialoguer librement, Niten à mener plusieurs conversations de concert. Trancher ses fantômes dans Obake Kiri, faire de la vue le sémaphore et la vigie de la conscience grâce à Mesaki, laisser le ken saki conduire le centre dans Magokoro, voilà qui signe l’accomplissement et la naissance du guerrier de la paix, à même de parler l’univers. L’initiation a eu lieu, désormais indéfiniment réitérable. La voie de l’énergie jaillissante et inépuisable est maintenant connue. Le Je inconditionné sait nourrir la racine et se ressourcer : il connaît le chemin du silence intérieur et la voie du cœur. Ce repos n’a rien de la paresse ou de l’inaction : vigilant, le guerrier guette l’occasion de répondre à sa vocation, laquelle est l’appel même de l’univers. Il combattra s’il le faut, toujours à l’initiative et jamais réactif, en sachant que l’achèvement de l’être passe par l’expression du conflit créateur. C’est pourquoi Maître Cognard note que « le monde ne manque certainement pas de violence, mais de conflits et de guerriers » et rappelle le mot de O Sensei : « La vraie force du budo, c’est l’amour ».
Une fois cela dit – sans lequel rien ne peut se faire -, rien n’est fait. Du moins pour qui ignore la stratégie aiki ou balbutie dans sa didactique et sa pratique. La conscience mentale, en charentaises dans son salon virtuel, peut bien se croire pacifiée, pacifique et insensible aux cris de souffrance et de violence agitant son âme corporelle. Tant que l’intensité de l’étude et de l’effort n’aura pas libéré le ken saki, le sabre obéira aux blessures de la mémoire. « Qui commande tout de suite ? », tonne souvent, sur le tatami, Maître Cognard, à l’endroit de ses élèves inattentifs, donc dangereux. Oui, qui commande quand, absents à nous-mêmes, nous réagissons en croyant agir? Quel réflexe, quel fantôme? Pour « agir en esprit », pour que l’esprit tienne le sabre, nul miracle, seulement l’intensité d’un engagement durable et sans faille : « L’expérience faite cent fois suffit à convaincre la conscience raisonnante que la violence n’est jamais la bonne réponse. Faite mille fois et les réflexes défensifs s’atténuent. Faite dix mille fois, la peur de se perdre dans l’autre disparaît. Faite quarante mille fois et l’âme sait et guide tout conflit vers la résolution créative ».
Cela ne vaut-il pas la peine d’ « y mettre toute son âme » ?
Gambate kudasai !
Yoku naru.
Denis Guillec