Vendredi 31 janvier s’est tenu le colloque répondant au titre de « Se libérer de la violence », réunissant Maître Cognard et les Professeurs Crépon et Dejours, que je remercie à nouveau vivement de leur présence. Cent cinquante personnes étaient là, qui firent preuve d’une attention soutenue – appréciée et saluée par les trois conférenciers – tout au long des cinq heures de cet évènement, dont l’objectif était de promouvoir une philosophie originale de la non-violence en donnant la parole à trois philosophes, qui s’efforcent de concilier leur refus principiel de la violence avec leur revendication de l’acceptation du conflit. Ce colloque fut placé sous l’éclairage de quatre propositions de la philosophe Simone Weil, qui sut, toute sa vie, combattre théoriquement et pratiquement plusieurs manifestations sociales et politiques de la « barbarie » humaine.
Après avoir conceptualisé, en introduction, la notion de violence en la distinguant de celles d’insulte et d’agressivité, Christophe Dejours s’est concentré sur l’étude des deux sources, chez l’individu, de la disposition à la violence : celle, bien connue en psychanalyse, de la pulsion sexuelle, amorale et anti-sociale, ainsi que de l’inconscient sexuel refoulé, et, celle, moins connue du grand public, émanant de son expérience clinique et de sa recherche métapsychologique (cf. son audacieuse « troisième topique »), de « l’inconscient amential », inconscient non refoulé, formé sous les coups de la violence parentale. Il a défendu l’idée que s’il est possible de « dompter » la pulsion sexuelle par la voie de la sublimation, grâce à l’éducation familiale, à la cure analytique ou au « travail vivant », il reste plus difficile d’endiguer et de réduire le potentiel de violence présent dans l’inconscient amential par ces seuls moyens, même psychanalytiques, et que le recours à des « techniques du corps », pour reprendre l’expression de Mauss, comme celles proposées par l’aikido, pouvait être d’un secours précieux. L’anthropologie de la sublimation, à laquelle oeuvre Christophe Dejours, implique qu’on ne puisse conjurer la violence sociale qu’à condition de lutter contre les dégâts du néo-libéralisme et de réformer la politique du sport.
Partant du constat de l’actuelle « banalisation de la violence », Marc Crépon en a d’abord pointé les vecteurs et les effets. La transmission de « la culture de la haine » n’emprunte plus seulement les voies classiques des familles, des communautés ou des nations, mais celles neuves et terriblement puissantes d’internet et des réseaux sociaux : règne de l’immédiateté, outrances verbales, spectacularisation des excès, engendrent une « incorporation de la violence » ; devenue un mode d’existence et d’expression, la violence passe inaperçue, si bien que nous assistons à une « déréalisation du mal ». Refusant tout fatalisme, Marc Crépon a ensuite indiqué quelques moyens destinés à servir le principe de « la responsabilité de l’attention, du soin et du secours qu’exigent de partout et pour tous la vulnérabilité et la mortalité d’autrui ». La « désincorporation » de la violence implique à la fois une politique répressive à l’égard de l’anomie des réseaux véhiculant cette « culture mortifère », ainsi qu’une « éducation critique » à déconstruire les discours et les images promouvant la violence. Quant à la lutte contre la déréalisation du mal, elle nécessite une éducation à une juste empathie, mobilisant chez tous la capacité à se rendre sensible, grâce à la culture d’une imagination anticipatrice, aux effets désocialisants et réifiants de la violence chez tout sujet.
Porteur d’une parole analogique, d’un optimisme indéfectible assumé et de la conviction que toute justification de la violence est illégitime, Maître Cognard a tout d’abord analysé les causes de la violence, les principales étant, d’une part, l’insécurité ontologique de qui doute de sa propre identité et ne se rassure qu’en s’opposant à tout autre, et, d’autre part, l’acceptation, voire l’apologie sociale, culturelle et politique de la prédation comme modèle de relation aux autres et au monde. Il a ensuite défendu le pouvoir du « conflit créateur », appelant à distinguer avec soin violence et conflit : la première ne peut que défaire le monde, tandis que le second offre une opportunité de réconciliation et de progrès : accepter l’attaque, avec la conscience que l’ennemi n’en est pas un, permet de devenir plus fort, c’est-à-dire moins violent. Enfin, Maître Cognard a présenté des outils pour se libérer de la violence, outils élaborés dans la pratique de l’aikido mais également valables hors du dojo : ne jamais réagir, ne pas mettre de force au contact, ne jamais attaquer les armes ou moyens de l’adversaire, se modérer en se fixant des limites… L’usage répété de ces outils techniques et éthiques offre alors à celui qui devient plus sûr de son identité d’être davantage capable d’empathie et d’harmonie. Pourquoi une révolution pacifique serait-elle donc impossible ?
Finalement, les trois conférenciers purent confronter leurs vues dans un long dialogue, riche en moments pleins de rigueur, de droiture et d’humanité. Lors de ces échanges, furent notamment examinés un différend conceptuel lourd d’enjeux – faut-il ou non considérer l’insulte comme une violence ? – et les relations entre le défaut d’identité et la violence. Le dernier mot fut laissé à Georges Gusdorf : « La force d’âme consiste à parier sur l’humain, à faire confiance à l’homme en soi-même et en autrui. »
Voici les liens permettant d’accéder aux deux vidéos de ce colloque réalisées par Tamsin et Éric Genillier, que je remercie encore ici.
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Partie 1 :
- https://youtu.be/wqVU2NZXj8s
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Partie 2 :
- https://youtu.be/IcNXJ4svE7I
Denis Guillec